Les émotions façonnent notre manière de percevoir le monde et influencent particulièrement notre pensée. Ce texte s’adresse à celles et ceux qui souhaitent mieux comprendre ce lien complexe, en combinant des éclairages psychologiques avec les outils de la pratique philosophique — questionnement, conceptualisation, exemplification. Au cœur de cette démarche, l’empathie joue un rôle structurant : elle permet de transformer le pathos — notre vécu affectif — en matière intelligible et partageable, reliant ainsi le ressenti à une pensée construite. Les émotions, enracinées dans des circonstances précises, tendent à réduire notre perception à l’événement immédiat ou à recréer artificiellement un contexte qui les justifie. Apprendre à dépasser ces filtres circonstanciels pour penser avec plus de clarté et de recul, c’est précisément ce que signifie éduquer notre rapport aux émotions.
L’empathie est une compétence centrale dans le travail du philosophe praticien, tant dans l’attitude d’écoute que dans la capacité d’analyse. Elle ne s’oppose pas à une manière de travailler cadrante ; elle ne se réduit pas non plus à une valeur sociale proclamée, souvent confondue avec une bienveillance galvaudée. Mais c’est une capacité à dialoguer avec rigueur, tout en reconnaissant à l’interlocuteur sa façon d’être et de penser. Elle se distingue de la sympathie en ce qu’elle maintient une distance critique, tout en s’ouvrant à la compréhension cognitive et affective des positions exprimées.
La réflexion proposée dans cet ouvrage s’appuie sur les principes de la pratique philosophique, en soulignant son rôle dans le décryptage de la réalité et de soi-même, ainsi que dans l’exercice du jugement et du choix. Elle soumet nos connaissances et opinions à l’épreuve de la discussion, du regard d’autrui, du questionnement et de l’élaboration d’hypothèses. Il s’agit moins de « remettre en cause » — ce qui peut paraître arbitraire ou agressif — que de mettre en question, c’est-à-dire d’interroger les fondements d’une pensée, son cadre implicite.
Penser, dans la pratique philosophique, suppose d’interroger ce que nous croyons savoir, non pour tout déconstruire, mais pour revenir à ce qui résiste au doute. À l’image de Descartes affirmant cogito, ergo sum, il s’agit de retrouver un point d’appui solide dans l’acte même de penser. Ce doute n’est donc pas une faiblesse, mais un outil : il clarifie, affine et approfondit la pensée, en la détachant de ses automatismes et de ses adhérences affectives. Penser, c’est alors vérifier, clarifier, ordonner, approfondir. Mais ce processus, souvent confondu avec une critique personnelle, peut être perçu comme une menace. L’auteur d’une thèse s’identifie parfois si fortement à son propos que l’interroger revient, pour lui, à remettre en question sa propre légitimité. Ce trouble révèle une peur de perdre ses repères, voire de « disparaître » avec l’effondrement d’une certitude.
Ce principe d’ignorance — moteur du questionnement — peut être déstabilisant, mais il est aussi ce qui suscite l’étonnement. Il n’est pas rare, pourtant, qu’il soit mal vécu. L’interlocuteur peut se sentir pris en défaut, voire humilié, et répondre avec hostilité. Les philosophes praticiens sont alors parfois comparés à des « chiens », figure ambivalente : soit dangereuse, soit triviale, comme Diogène, le philosophe aux mauvaises manières, vivant dans une jarre et tenant sa lanterne pour chercher « l’Homme ».
Comme lui, le philosophe praticien est perçu tantôt comme provocateur, tantôt comme inadapté, parce qu’il dérange les conventions et dévoile ce que l’on préfère ignorer. Le « chien », figure de l’inconvenance ou de l’instinct, incarne ici celui qui, à force de renifler la vérité sous les apparences, en vient à troubler l’ordre établi. Penser suppose alors d’assumer cette posture marginale, capable de douter, d’interroger, et de déjouer les réflexes de la pensée ordinaire.
La pratique philosophique, que l’on peut qualifier de « questionnement socratique », repose sur une exploration active des idées : elle interroge les savoirs associés au thème, en teste la solidité et en révèle les contradictions. Ce processus n’a rien d’un jeu formel, même s’il n’est pas dénué de méthodologie : il met en lumière les points aveugles, transforme l’ignorance en moteur de pensée, et trace un chemin vers une lucidité plus stable. Dans ce travail, nous formons des concepts, des mots qui synthétisent des idées, se recoupant ou s’opposant, servant de repères dans une discussion.
Ce travail est abstrait en ce qu’il regroupe, sous un même concept, des caractéristiques communes à plusieurs objets ou expériences. Mais il n’est jamais détaché du vécu : il mobilise la pensée singulière de chacun et son ancrage subjectif. On conceptualise depuis un point de vue, ce qui éclaire le thème en cours et permet d’articuler l’idée dans un raisonnement plus structuré. C’est ce que tente de travailler la pratique philosophique, en s’inspirant des dialogues de Platon, où Socrate s’entretient avec des interlocuteurs variés. Quelle que soit leur fonction ou leur statut — sophiste, notable ou simple citoyen —, leurs propos révèlent toujours, à travers le dialogue, une manière singulière de penser, marquée par des résistances, des attachements ou des contradictions. Une analyse psychologique des dialogues nous permet de remarquer la correspondance entre les thèmes discutés et les problématiques personnelles de ces interlocuteurs. Ainsi, l’ami de Philèbe, dans le dialogue éponyme, bloqué par son entêtement dans sa thèse absolue du plaisir, découvre l’usage de l’antinomie un/multiple. Tout le long du dialogue, Socrate lui apprend à développer son idée du plaisir, à la penser dans ses différentes facettes, en utilisant des exemples de sa manifestation dans la réalité.
L’analyse de ces éléments a complété notre expérience d’animation d’ateliers philosophiques et la réflexion de l’ouvrage sur les émotions. Bien qu’il soit possible de mener une pratique philosophique sans aborder les émotions, nous pensons qu’il vaut mieux ne pas les éviter. Chaque animateur décide de faire émerger telle problématique dans son atelier, et il existe de multiples façons de mener une discussion ou une recherche philosophique. Certaines émotions, sources d’inconfort, sont souvent évitées. Par exemple, si un participant montre de la frustration lorsqu’une croyance profondément ancrée est mise en question, le praticien peut être tenté d’éviter la confrontation par crainte d’entretenir la frustration. Cela montre comment les émotions interviennent et interrompent le processus de pensée, à la fois du sujet et du praticien. Ce livre explore l’importance de reconnaître et de gérer ces émotions dans nos interactions et réflexions.
Ce qui était l’objet d’un article initialement paru dans la revue numérique Diotime, a laissé place à un approfondissement, exposé dans les pages suivantes. Notre réflexion s’est basée sur des explications d’ordre psychologique, articulées ensuite à des enjeux existentiels et sociaux. Par exemple, le jugement est un acte essentiel de la pensée, vecteur universel de vérité ; il génère en même temps une crainte quand il est considéré négatif, dévalorisant ou condamnant, d’un point de vue particulier. Un jugement, ou synthèse d’un phénomène, pourtant visible et connu de tous, devient alors une limitation d’un être, un rappel de sa banalité ou de sa peur du néant. Un autre exemple de ce qui rebute dans la pratique philosophique, c’est la connotation péjorative du mot « problème ». A la question « Y a-t-il un problème ? », les réponses spontanées sont : « Aucun », « tout va bien », « je comprends ce que vous dites », « je ne suis pas d’accord avec vous tout simplement », ou « je réfléchis ». Or, ces réponses évitent l’analyse du rapport personnel à la discussion. On veut du positif, être confortable, on ne cherche pas à savoir comment on a interprété l’idée, comment elle s’articule dans notre pensée. On résiste. Or notre observation de notre environnement et nos actions reposent sur un enjeu, une problématique, une certitude, un désir, un sentiment ou une émotion. Mais on n’a pas conscience que poser une chose comme un problème simplifie l’existence, car cela la délimite, la définit, et en donne l’essentiel ; mais ce faisant, cela explique notre rapport à cette chose, et à éclairer notre manière de fonctionner. Trop souvent, on préfère une posture de tolérance, de politesse ou de raffinement, préservant les sensibilités, faisant détourner le regard ou transformer la réalité.
Franchir la limite du dramatique, c’est reconnaître que, quelle que soit leur intensité, les émotions limitent notre compréhension du monde. Lorsqu’elles dominent, elles réduisent notre perception à une lecture affective de soi, une conscience focalisée sur l’instant et l’impression. Il ne s’agit pas ici de nier l’émotion, mais d’en comprendre les effets, de les observer, et de créer un espace de pensée lucide. Ce livre défend une posture claire : celle de la rationalité appliquée, fondée sur l’effort de nommer et de définir les idées, face à des pratiques qui tendent à contourner le réel, par goût du vague ou par valorisation de l’intuition. Ce qui entrave la pensée, bien souvent, c’est notre proximité immédiate avec nous-mêmes. Comme l’œil ne peut se voir sans miroir, il faut un détour — celui de la pensée — pour accéder à une compréhension plus juste de ce qui nous affecte.
Lorsqu’une émotion surgit, nous avons tendance à la subir : par le silence, la fuite, ou la réaction défensive. Ce réflexe nous installe dans un rapport dramatique à l’événement : nous interprétons ce qui survient comme une atteinte directe à notre intégrité ou à notre cohérence intérieure. L’émotion colore tout, et nous enferme dans une mise en scène où nous jouons à la fois le rôle principal et la victime. Pour rendre la situation supportable, nous nous appliquons des œillères. Ce mécanisme nous protège, mais au prix d’une restriction du champ perceptif. Il devient alors plus facile de mener une existence relativement confortable, en évitant les dissonances, en ignorant les signaux d’alerte, en consolidant des convictions censées nous préserver des rencontres trop dérangeantes — avec les autres comme avec nous-mêmes. Cette posture a pourtant un coût : elle appauvrit notre compréhension du monde et favorise des réactions mécaniques, parfois inadéquates ou injustes.
Certains pourraient s’interroger : pourquoi prendre de la distance avec ses émotions, puisque, par définition, elles nous appartiennent et nous constituent ? Justement parce qu’elles modèlent notre perception en profondeur, souvent à notre insu, il devient nécessaire d’en observer l’émergence, les déclencheurs et les effets. Elles sont parfois embarrassantes, non par leur contenu, mais par l’impuissance qu’elles révèlent : quand il faudrait répondre avec clarté, nous restons paralysés ; quand il faudrait agir avec discernement, nous réagissons de manière confuse ou disproportionnée. Les émotions brouillent nos décisions et obscurcissent notre jugement. Pourtant, avec quelques repères et un cadre de réflexion, nous pouvons apprendre à mieux nous comprendre — et à entrer en relation plus lucidement avec ce qui nous entoure.
Comme tout sujet philosophique, notre travail a commencé sur une question : pourquoi devons-nous mettre entre parenthèses nos émotions lorsque nous souhaitons analyser des problèmes ? Dans cette question maintes fois soulevée, nous avons choisi d’ouvrir ces parenthèses afin de mieux envisager les implications de leur contenu et de l’articuler au reste de l’interrogation. Syntaxiquement, les parenthèses apportent un élément complémentaire et secondaire. Ainsi cette question évoque la difficulté à comprendre ses émotions, surtout dans les situations malaisées. Il se pourrait que cet embarras ne provienne pas de la nature de la situation, mais peut-être de la présence des émotions lors de son traitement. En effet, si nous nous posons la question « quel est le problème ? », gageons que la réponse portera sur notre rapport à la situation, formalisé de façon plutôt inconsciente par une émotion. Notre réflexion s’est donc concentrée sur la place des émotions dans la pratique du questionnement socratique et a abouti au principe d’un équilibre éventuel entre le fonctionnement rationnel et le tissu émotionnel. L’idée d’équilibre ne veut pas dire nécessairement qu’il y a égalité de valeur, de fréquence ou de force, mais que les émotions auraient leur place dans le processus rationnel. Nous avons remarqué que celles-ci nous obligent à les prendre en compte, car elles interviennent dès que nous nous ouvrons à l’autre – objet ou sujet – ce qui nécessite de les convertir en matière réflexive. Or, généralement, les émotions sont répertoriées, catégorisées, elles sont l’objet d’une science psychologique qui reste du domaine des experts, mais ne sont pas articulées, comparées, opposées, graduées. Autrement dit, leur connaissance n’est pas intégrée au processus de maturation de l’individu.
Alors que nous nous interrogeons sur la façon d’intégrer les émotions au travail philosophique, il est curieux de constater que c’est le questionnement qui provoque l’émotion, en apparence. C’est d’ailleurs ce qu’on pourrait reprocher spontanément au philosophe : celui-ci ne devrait pas poser les questions « qui fâchent ». Or qui dit « provocation », dit « émergence ». Ceci signifie que les émotions, en tant que caractéristique humaine, font partie du fonctionnement du sujet, et non de la question posée. Tout aussi étrange, lorsqu’une question est posée, nous faisons appel à nos capacités intellectuelles. Comment se peut-il que, parfois, des mouvements très intimes, les moins clairs de notre esprit, se débloquent et surviennent d’une façon plus ou moins abrupte ? Chacun pourra y apporter l’explication qui lui conviendra le mieux ; nous proposons cette hypothèse que la question induit un tri des informations, qu’elles soient d’ordre psychologique ou cognitif, et qu’au fil de cette réorganisation en fonction de la pertinence, des éléments restés « sous silence » affleurent et se signalent. C’est d’ailleurs une remarque que nous entendons facilement : le questionnement pousse le sujet dans ses retranchements. C’est ce que nous appelons « clarifier la pensée » ou « examiner la dimension performative » de la parole. Et plus elle est mue, plus elle est filtrée, plus elle est intelligible, plus elle est authentique. Ce mouvement opère en dégageant la pensée individuelle de ses réflexes, qui prennent la forme d’opinion commune, de jugement hâtif, d’affirmation catégorique, de conviction personnelle ou de réaction émotionnelle. Il serait donc question d’un mouvement suspensif, qui prépare l’élaboration d’une pensée autonome. Passant de la théorie à la pratique, explorons comment ces principes s’appliquent dans les ateliers philosophiques.
Ce sont les habiletés nécessaires pour appliquer la philosophie dans la vie quotidienne ; elles permettent l’analyse, la réflexion critique et l’application pratique de concepts philosophiques. Le terme de compétence regroupe deux significations : d’une part, une qualité ayant trait à un savoir-faire ; être compétent, c’est être capable d’effectuer une tâche, de la mener au bout, grâce à une certaine habileté et de l’expérience. D’autre part, la compétence implique la connaissance du domaine dans lequel on intervient, ainsi une personne ayant tel diplôme dans tel secteur, aura les connaissances théoriques requises pour traiter les problèmes typiques de ce secteur. Dans la pratique philosophique, nous nous occupons essentiellement du savoir-faire, ce qui permet au praticien d’être capable de se mettre en relation avec l’idée ou l’interlocuteur. En cela, il se met en opposition avec un monde académique qui défend le statut primordial du savoir, pour plutôt promouvoir la capacité de jugement. Ce clivage est bien marqué, mais n’est pas absolu, en effet, certaines personnes étudient la philosophie à l’université et se rendent compte de leur besoin de concret, c’est pourquoi elles se tournent vers la pratique philosophique. A l’inverse, le praticien est régulièrement amené à lire et découvrir des textes philosophiques dans son activité, le développement de sa culture générale se fait donc naturellement. Ces cas illustrent un équilibre théorie-pratique, fusionnant deux compétences distinctes, requérant finesse d’esprit et un entraînement assidu.
Par ailleurs, la notion de compétence couvre en son sein la distinction entre attitude et aptitude et prend une dimension particulière. Celles qui se distinguent assez aisément habituellement, se confondent dans le cas présent. En effet, certaines attitudes en pratique philosophique sont considérées comme essentielles au processus de réflexion et de questionnement. L’étonnement, par exemple, est le signe d’une ouverture d’esprit et d’une curiosité capitale envers le monde et l’existence. Cette attitude d’étonnement facilite l’exploration et l’analyse des idées. Parallèlement, cette attitude d’étonnement peut être vue comme une aptitude dans la pratique philosophique. Elle indique une capacité à s’engager activement dans une pensée critique, à rester ouvert aux nouvelles idées et perspectives, et à remettre en question les normes établies. En ce sens, l’aptitude à s’étonner est non seulement une disposition mentale mais aussi une compétence cultivée dans la pratique philosophique.
Bien que la connaissance soit intimement liée à celle pratique, l’essentiel est d’être capable de dialoguer et de rendre compte théoriquement de son expérience personnelle. Dans cette optique, vous trouverez dans l’ouvrage des concepts-clés tels que : émotions, jeu, jugement, s’effacer, intelligence émotionnelle, chaos émotionnel, pratique philosophique, conscience, voie négative, double perspective, suspendre le jugement. Afin de poser les bases des réflexions proposées dans ce livre, le chapitre 1 explique synthétiquement quelques principes de notre travail philosophique. Il sera question dans le chapitre 2 de nommer les émotions et de les classer. Nous nous sommes inspirés de diverses recherches en psychologie et en philosophie. A cette occasion, nous reprendrons à notre compte certaines définitions données dans l’usage courant, dans des analyses psychologiques. Nous ferons ensuite un lien à des notions qui sont communément en rapport avec elles comme le chaos émotionnel et l’intelligence émotionnelle. Puis, nous ferons évoluer la lecture vers les attitudes mises en jeu par les émotions et, en chapitre 3, celles qui présenteraient un intérêt à être pratiquées. Nous parlerons donc d’effacement et de suspension du jugement. Après avoir évalué les émotions d’une façon générale, nous appliquerons notre analyse à la pratique philosophique en chapitre 4. Nous nous demanderons lesquelles interviennent dans les ateliers, les consultations, et comment les associer au travail philosophique. Et nous rapportons en chapitre 5 différentes formes d’ateliers accessibles par une structure simple ou grâce aux explications annexes.
L’application des principes et des méthodes philosophiques dans les situations quotidiennes améliore la compréhension de soi et du monde. L’intégration de la pratique philosophique dans notre quotidien permet non seulement à notre perception de nous-même d’évoluer, mais favorise aussi une « désubjectivisation » bénéfique. En engageant des discussions de groupe et en participant à des dialogues structurés, notre pensée devient « publique ». Loin de diluer l’identité individuelle dans une masse indifférenciée, cela valorise au contraire la singularité de l’individu à travers l’altérité. En nous confrontant aux idées et perspectives des autres, nous apprenons à nous décentrer de notre point de vue, à remettre en question nos croyances et à adopter une approche plus générale de la réalité. Ce processus de désubjectivisation rend notre pensée ouverte, flexible et adaptable.
Au quotidien, la pratique philosophique nous aide à prendre des décisions éclairées, à considérer les problèmes comme des objets réflexifs et à développer une certaine sagesse. Elle nous amène à une meilleure compréhension de nos motivations et de celles des autres, favorisant des interactions empathiques. En outre, cette pratique encourage une introspection constante, nous poussant à examiner nos émotions, réactions et préjugés. L’éducation de notre pensée par l’altérité nous donne la capacité d’affronter la complexité de l’existence avec plus de calme et de perspicacité. Elle nous invite à vivre de manière intentionnelle, où chaque choix est nourri par la réflexion et la conscience de notre présence au monde.
La question vise à dépasser la dichotomie traditionnelle entre pensée et émotions pour reconnaître leur interdépendance et leur impact mutuel. La principale chose qui nous est reprochée lorsque nous souhaitons faire penser les gens, c’est que la pratique philosophique est une agression, une censure de l’expression subjective, une méthode autoritariste, une façon d’être artificielle ou dénuée de tout sentiment, qui ne prend pas en compte le « contexte ». A noter que ce sont des propos d’adultes. Les adultes ont acquis une expérience, un savoir, qu’ils cherchent à légitimer ou qu’ils ne veulent pas voir remis en question. Trop souvent, ils veulent avoir un espace pour parler, du temps pour exprimer une idée, longuement, ainsi que le regard attentif et silencieux d’approbation de l’autre. Et si cela n’est pas obtenu, la frustration met généralement en place un système réactif d’un prêté pour un rendu. Tandis que les enfants ne sont pas mus par ce problème, ils n’ont généralement pas d’image à défendre et ont une capacité de lâcher-prise plus importante. Cependant, ils sont habitués à considérer l’adulte comme une autorité et ont tendance à rechercher la bonne réponse pour le satisfaire ou pour se faire bien voir.
La pratique philosophique peut prendre un aspect radical lorsqu’elle se trouve en confrontation avec un état émotionnel. A ce moment-là, l’ouverture à l’autre s’arrête, et l’interlocuteur se fige – tel la victime de Méduse – dans un quant-à-soi définitivement subjectif et indifférent à autrui, qui tente pourtant de dialoguer. Ce qui devient intéressant à examiner, c’est ce qui provoque ce changement dans la relation, et la motivation ; autrement dit, cherchons à voir qui est Méduse, celle dont une goutte de sang peut faire naître n’importe quel être empoisonné. L’hypothèse que nous avançons est qu’au départ, il y a un désir de communauté, de trouver chez l’autre ce que nous percevons en nous, comme un écho de notre intimité. Mais dès que le passage au manifeste est effectué, dès que notre intimité est dévoilée, nous croyons que nous perdons notre singularité, elle n’est plus secrète et devient banale, puisqu’elle est reconnaissable et identifiable. En l’énonçant, nous avons l’impression de perdre notre identité. Nous tentons alors coûte que coûte de la rétablir ou de la protéger. Nous cherchons donc à nous sortir de cette trappe, à travers l’émotion, par le biais inconscient d’un souvenir d’un événement privé. Ceci se remarque si nous laissons la personne se justifier, elle expliquera ce phénomène par son éducation, son caractère, ou par un trauma. Une deuxième hypothèse consiste dans l’angoisse de toucher du doigt un fond de vérité sur soi. La vérité étant comme une détermination, une condamnation, alors que généralement nous souhaitons notre « liberté » que nous pensons trouver dans une attitude papillonnante dans le nuancier du monde. Une autre attitude prend alors position, celle de l’indignation, forme de scandale, qui invoque l’immoralisme du jugement : « Qui es-tu pour juger ? », « On n’a pas le droit de juger. »
La notion de communauté est certes recherchée dans la pratique philosophique, dans l’effort de compréhension de ce que dit autrui, dans la réflexion que cela provoque et ce que nous pouvons y répondre de façon pertinente. Nous l’appellerons empathie. L’empathie est la capacité de comprendre l’autre, son idée ou son affect. Elle signifie la possibilité de travailler une même idée à partir de différentes pensées, de lui donner sens, ou d’examiner une émotion, de la décrire, de la nommer et d’analyser ses causes, ses conséquences ou les modalités de son expression. L’empathie n’implique pas nécessairement de ressentir la même émotion que l’interlocuteur au même moment, mais de reconnaître l’émotion et d’y donner sens, en tant que phénomène universel. Ce processus oblige à faire la distinction entre le vécu personnel, la face intime, subtile et sacrée, et l’aspect universel, public, évident et « dépersonnalisé ». En faisant cela, nous accédons à ce qu’il y a de commun entre les individus, nous parlons ici de ce qui définit l’être humain, doué de raison et de capacité d’analyse de tous les phénomènes qui le traversent.
C’est à distinguer de la communauté que les gens recherchent d’un point de vue psychologique, ce que nous appellerons sympathie. Elle présente deux inconvénients : le premier consiste à se placer sur le plan du ressenti, soit nous nous associons à celui d’autrui – dans une forme de pitié -, soit nous exprimons le nôtre. Comme il est personnel, il ne peut pas être remis en cause, on ne peut que l’exprimer ou le rejeter. Le deuxième inconvénient se révèle être notre perte de liberté et de faculté de jugement, car nous faisons un avec l’interlocuteur, nous sommes happés dans notre relation à lui et nous omettons de revenir à nous-même, pour conserver notre propre cohérence et rester à distance du problème. S’il y a fusion ou identification, nous revendiquons l’argument du sacré, de l’intouchable, qui vire au mode moraliste, dénonçant la perpétration d’un acte malveillant. Or s’il y a un côté moral à la pratique philosophique, il se place au niveau de l’idée, et il ne s’agira pas de dire qu’il y a quelque chose de bien ou de mal, mais plutôt qu’il y a un degré de pensée à atteindre, si tant est qu’il n’est pas en nous déjà… disons que notre faculté de raisonner peut le permettre, reste à valoriser ce potentiel. On pourrait considérer que c’est la passion pour la Raison qui nous anime, la joie de penser et de s’étonner.
Chacun d’entre nous peut se sentir concerné par le problème de l’émotion. Celle-ci impose sa puissance à la partie rationnelle, c’est-à-dire que nous sommes pris dans une pulsion qui emporte notre fonctionnement, sans possibilité d’ouverture vers une autre perspective. L’émotion est un enfermement dans une immédiateté qui nous empêche de nous poser et de laisser notre regard aller sereinement vers le large. La démarche sera donc de recréer une médiation qui ajoutera de la souplesse à la faculté de jugement et rendra la fonction cognitive plus claire.
Soit les émotions semblent absentes, soit elles sont trop présentes. Dans un cas, l’émotion est vécue par la personne comme une faiblesse, un dysfonctionnement, elle est inhibée au maximum pour garder le contrôle de soi et de son environnement, nous voulons rester calme et rationnel. Dans l’autre cas, l’émotion exprimée impose à la pensée la perception biaisée et excessive d’une situation, sans laisser à l’individu une réelle chance de s’y adapter. En conséquence, elle laisse un sentiment d’impuissance, qu’une autre émotion compensera ou remplacera par une force proportionnelle. Le résultat est un état interne qui fluctue beaucoup, s’écartant parfois considérablement de ce qui se passe autour de soi. De là naît une volonté très forte de contrôler les débordements d’humeur, douloureux pour l’auteur et nuisibles à son entourage. Ces deux personnalités devraient tenter d’identifier les rouages de leurs sensibilités, de distinguer les objets ou causes des émotions elles-mêmes et utiliser des catégories communes avec des caractéristiques typiques. Cela pourrait faire gagner en flexibilité et légèreté ou en justesse et délicatesse.
Dans ses dialogues, Socrate questionnait beaucoup ses contemporains, particulièrement des sophistes. La plupart se vantaient d’être savants, et dans certains cas, leur science les a rendus célèbres. Il utilisait la réfutation pour tester la force de leurs arguments et l’ironie contre leur esprit de sérieux. Le travail actuel du philosophe reprend ces deux compétences, à la différence que ce ne sont pas les sophistes qui sont invités à penser, mais les gens en général, du moins ceux qui expriment la volonté de le faire. Socrate était connu, à travers les écrits de Platon, pour sa quête de la nature réelle du savoir, en tentant d’analyser les idées grâce à des concepts transcendantaux, alors qu’aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une mise en scène et à distance de notre propre vision du monde, entre autres à travers l’examen de nos opinions, grâce à la conceptualisation et la problématisation. L’exercice de la pensée se faisait à partir du point de vue formel ou conceptuel pour se faire maintenant sous l’angle subjectif ou existentiel. De plus, le dialogue avec Socrate était en apparence assez chaotique, tandis que la démarche contemporaine est plutôt méthodique. Dans les deux cas, le principe du dialogue avec le philosophe est néanmoins de se mettre à distance par rapport à ce que nous pensons connaître, afin de nous rapprocher de la vérité, ou de la nature des choses.
De nos jours, le questionnement peut s’utiliser dans tout type de domaine : l’enseignement, les relations humaines, le management, la famille, etc. Son intérêt est d’identifier les résistances de la pensée, ce qui permet de définir notre aptitude à nous intégrer dans toute organisation, que ce soit notre vie, la société, une entreprise, une école, toute place où intervient ce qui est communément appelé le « respect de l’autre » et où le savoir-vivre ou le travailler-ensemble favorisent la cohérence d’un groupe ou d’une société, tout en recourant au « soin de soi », à l’autonomie de sa pensée et à une bonne vie. C’est un retour aux causes des choses qui nous meuvent et nous entourent, qui permet une mise en perspective. Travailler sur le langage semble être essentiel pour façonner la pensée et développer une communication claire et posée. De plus, il est possible d’utiliser la méthode du questionnement socratique dans une négociation, puisqu’il s’agit d’apprendre à se connaître, de présenter sa position, ses besoins et de se mettre d’accord sur l’objet de la discussion, sans pour autant abdiquer ce qui est essentiel pour soi ou pour l’autre.
C’est ce que ce livre cherche à évoquer : un travail de discernement pour favoriser la prise de conscience du fonctionnement individuel et des idées d’animation d’ateliers pour s’entraîner à un étonnant processus de réflexion. La prise de conscience ne veut pas dire prendre possession d’une quelconque connaissance, mais plutôt de se laisser traverser, imprégner un instant, dans la course des pensées et non-pensées dont nous sommes le théâtre. Rien ne doit rester figé, mais suivre un mouvement, quelle que soit sa nature, rester vif et attentif.
L’ordre des idées écrites dans le livre n’est pas nécessairement celui qui doit être respecté lors de leur lecture pour en tirer le meilleur parti. Il est même possible de le lire par paragraphe. L’essentiel est que la lecture de celui-ci s’entrelace avec la réflexion. Et le sujet étant assez large, son traitement ne sera pas exhaustif. De ce fait, vous pouvez nous faire part de divers problèmes et questions, ce qui sera l’occasion d’échanger et d’améliorer l’ouvrage.
Nous aurons beau écrire un livre décrivant les émotions, leurs circonstances, notre relation à elles, rien ne pourra remplacer une pratique personnelle. Le problème de l’émotion est qu’elle connecte quelque chose que nous avons mal compris un jour, avec un nouvel événement, dans un système de réitération. Il y a donc des associations d’idées, d’images ou de sensations qui se font à la vitesse des connexions synaptiques et nerveuses, sans qu’intervienne notre entendement. Nous n’avons pas la capacité d’analyser dans le moment ce qui est en train de se passer et de choisir la bonne attitude. C’est ce dont nous prenons conscience et que nous entraînons en atelier collectif et lors de consultations philosophiques.