Nous entendons fréquemment dire que les deux domaines « sont la même chose », et nous pourrions le concéder sur le principe que toutes deux traitent de l’âme, aident dans la recherche de la sérénité ou de l’harmonie. De plus, les personnes qui s’intéressent à la psychologie ou à la philosophie, sont plutôt de celles qui se questionnent et cherchent des réponses sur le rapport de l’homme à l’existence, à la différence de celles qui vont au contraire éviter cette quête, se plonger dans une existence matérialiste – à la recherche de solutions pratiques ou utilitaires – ou alors plus ou moins ésotérique, pour des finalités parfois indéterminées, évitant la réalité dans la recherche de spiritualité.
Mais la similitude entre la psychologie et la philosophie reste simpliste au vu de leur évolution et de leurs démarches respectives. C’est comme si nous disions que la comptabilité et les mathématiques sont la même chose. Nous pourrions nous référer à l’historique de l’évolution de la philosophie et de la psychologie pour remarquer que leur séparation s’est faite récemment. De ce fait, la parenté reste a priori forte. Synthétiquement, la philosophie date en partie occidentale des présocratiques, tandis que la deuxième est caractérisée au XVIe siècle. C’est sans compter l’évolution de la philosophie dans le monde, en orient mille ans avant Jésus-Christ, dans les Amériques, probablement beaucoup plus tôt encore. Bien que tous les endroits où a fleuri la philosophie n’aient pas nécessairement communiqué, entre autres parce qu’ils n’ont pas éclos conjointement, les voyageurs de chaque époque ont participé à la propagation des idées et leurs échanges en leur temps. Mais au bas mot, la philosophie se nourrit de siècles de réflexions. En comparaison, la psychologie est une science récente, sa naissance découle d’un besoin contemporain, celui de l’individu face à lui-même, à ses émotions, et face à l’infini, dans une redéfinition du temps et de l’espace, celui de se dépeindre par des diagnostics, pour forger son identité.
Par ailleurs, des types de questions utilisées dans la thérapie cognitivo-comportementale et dans la pratique philosophique sont semblables. Voici quelques exemples : pour identifier des pensées automatiques, le praticien peut demander : « Quelle était la pensée qui vous traversait l’esprit juste avant de commencer à vous sentir anxieux/déprimé ? », « Quelle interprétation donnez-vous à cette situation ? ». En pratique philosophique, on préfère demander : « Avez-vous un exemple d’une pensée qui vous vient lorsque vous êtes angoissé ? », « En quoi la situation décrite illustre le concept que nous venons d’examiner ? ». En ce qui concerne l’examen de croyances ou de certitudes, en T.C.C., la question serait « Quelles preuves avez-vous que cette pensée est vraie ? Et contre elle ? », « Est-ce que cette pensée vous aide ou vous handicape ? ». Tandis qu’en pratique philosophique, le praticien demande « Comment vous justifiez votre affirmation ? », « Quelle est la limite de votre affirmation ? », « Cette idée vous convient-elle ou vous pose-t-elle problème ? ». Des distorsions cognitives sont traitées comme suit en T.C.C. : « Y a-t-il une autre manière de voir cette situation ? », « Comment réagiriez-vous si un ami vous disait cela ? Seriez-vous d’accord avec lui ? ». Par contre, la pratique philosophique conceptualiserait la nature du phénomène examiné, et utiliserait différents types de questions, en l’occurrence, ici, il s’agirait de questions de problématisation : « Ce que vous dites, c’est selon votre point de vue ou celui du sens commun ? », « Si vous demandez cela à votre voisin, que pensez-vous qu’il répondrait ? ». Si on explore des conséquences : « Que se passerait-il si votre crainte se réalisait ? Comment pourriez-vous y faire face ? », « Si vous continuez à penser de cette façon, comment cela affectera-t-il votre vie ? ». Le philosophe praticien demanderait plutôt « Est-ce le phénomène lui-même qui vous pose problème, ou sa cause ou conséquence ? » Les conséquences ou les causes seraient examinées de façon distinctes du phénomène lui-même. Ceci afin de travailler la relation causale qui donne souvent lieu à des confusions, voire des inversions. En T.C.C., la reformulation des pensées négatives est encouragée, comme en pratique philosophique, mais la démarche est différente, puisque d’un côté il s’agit d’aider à se sentir mieux, tandis que d’un autre côté, le principe est de problématiser par la transvaluation, si chère à Nietzsche, de passer du négatif au positif, ou l’inverse également. « Comment pourrions-nous reformuler cette pensée de manière plus réaliste ou plus utile ? », « Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un d’autre dans une situation similaire ? ». Visiblement, ces questions sont quelque peu orientées, en comparaison avec le questionnement socratique qui serait du type « Quel est l’aspect problématique de cette idée ? », « Quel avantage citeriez-vous à votre ami pour qu’il se réconcilie avec cette idée ? ».
La thérapie cognitivo-comportementale (T.C.C.) et la pratique philosophique (P.P.) diffèrent fondamentalement par leur rapport aux émotions et au temps. La T.C.C. se concentre sur des solutions immédiates pour améliorer le bien-être émotionnel. Elle travaille directement sur les émotions, utilisant des techniques empiriques pour apporter des changements concrets et rapides. Cette approche est souvent marquée par une notion d’urgence et une attente de résultats à court terme. En revanche, la pratique philosophique n’a pas de souci avec l’immédiateté. Elle adopte une perspective atemporelle, sans pression de résultats immédiats. La P.P. ne travaille pas directement sur les émotions, mais les transcende par l’exercice de la raison. Les émotions sont filtrées et considérées comme des obstacles potentiels à la réflexion rationnelle. La pratique philosophique vise à dépasser ces émotions pour atteindre une compréhension intellectuelle et conceptuelle plus profonde. Ainsi, la T.C.C. utilise les émotions comme des leviers pour un changement rapide, tandis que la P.P. les transcende pour permettre une réflexion rationnelle et intemporelle.
En psychologie, des méthodologies spécifiques sont utilisées pour comprendre les schémas psychiques et historiques d’un patient. Les catégories de jugements sont déterminées en fonction de ces grilles. La psychologie se concentre sur la psyché, qui inclut les sentiments, les émotions, les comportements, et elle analyse le fonctionnement d’une personne en lien avec son passé grâce à des théories. Dans le cadre de consultations individuelles, son objectif est d’augmenter le confort de la personne en changeant sa manière d’être et d’agir, en utilisant des diagnostics et des prescriptions. De plus, la narration pratiquée, plus particulièrement dans la psychanalyse, entretient des associations d’idées. La narration est conditionnée par les opinions communes sur l’historicité de l’individu, le complexe d’oedipe par exemple. L’auto-justification n’est jamais bien loin, donc la tendance à se poser comme une bonne personne, aux qualités admirables, victime d’un passé ou de circonstances. Le problème est l’utilisation de l’histoire de la personne comme excuse, dans un schéma circonstanciel. La personne est déresponsabilisée, et subit comme si elle ne pouvait être consciente ou anticiper certains paramètres. Le système est complaisant, le patient peut facilement être tenté de se contempler dans son miroir, tel la marâtre qui demande : « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle en ce pays? » en excluant toute réponse divergente du pauvre miroir, qui doit se résoudre à renvoyer une image flatteuse tant qu’aucune preuve bien réelle et évidente ne vient la contredire. Il n’y a pas de travail sur la parole qui est pourtant fondamentalement la manifestation de la pensée dans le réel, ou la représentation du réel dans la pensée.
Dans le cadre de démarches collectives, ou publiques, la psychologie nomme un profil en fonction de théories connues, afin d’anticiper ses comportements. Nous pouvons en voir l’utilité dans les enquêtes policières, ou dans certaines entreprises. Elle devient donc un service de renseignement au rôle déterminant et facilitateur. Sa finalité n’est plus alors le service à la personne, mais de fournir des informations impactantes dans les missions où elle intervient. De ce fait, elle informe, elle donne à penser, comme dirait Deleuze. Nous pourrions dire aussi qu’elle n’a pas besoin d’autrui pour élaborer une analyse de l’être humain. Pour utiliser un terme très apprécié des jeunes générations, elle fonctionne de façon « random ».
Quoi qu’il en soit, la psychologie est confrontée à une double contrainte, et en cela se distingue de la pratique philosophique. Elle doit aider les gens à changer ce qu’ils n’aiment pas chez eux tout en leur montrant les côtés les plus sombres de leur vie. Cette contradiction peut conduire les individus à adopter une vision négative et forte, qui peut fonder leur motivation à changer. Cependant, cet objectif n’est pas toujours explicitement présenté dans la pratique de la psychologie. Il l’est davantage dans la T.C.C. Au contraire, la pratique philosophique ne s’engage pas dans des promesses d’aide ou de solution à des problèmes, elle n’a pas de patients mais des sujets, car sa finalité est de raisonner sur de l’expérience et de la connaissance. Pour elle, c’est le processus de pensée qui compte et qui se suffit à lui-même.
La pratique philosophique travaille à faire émerger le rapport de soi au monde ou à soi-même par le biais de la question, du langage, d’autrui et de tout concept. Ces éléments s’articulent les uns aux autres, sont une boîte à outils permettant de rendre visible le visible, de faire état d’une façon de penser une idée, de se mettre en rapport avec elle et de l’identifier dans sa vie. Entre autres, la conceptualisation opère sur la base du dialogue, dans le moment, et repose sur la capacité de la personne à nommer un phénomène. Et si le philosophe praticien propose une idée, elle est aussi soumise à l’esprit critique du sujet. Le jugement se travaille donc à deux, et si une hypothèse ne semble pas faire de sens a priori, il s’agit alors de la justifier ou de contre-argumenter.
C’est seulement par moment qu’il nous arrive de « faire de la psychologie », c’est-à-dire que le questionnement est modulé suivant diverses attitudes de l’interlocuteur, faisant évoluer le dialogue vers l’observation, la conceptualisation et la prise de conscience de la nature individuelle. Mais là encore, tout est idée à examiner dans le dialogue, de ce fait, la notion de psychologie n’est pas absolue. La pratique philosophique fait travailler la personne, comme si celle-ci était un miroir par et pour les autres, elle nous accueille dans le monde étonnant des êtres humains et ce qu’ils ont de commun. Son but est de raisonner à partir d’idées universelles, de prendre conscience de leurs implications pour soi et dans le monde. Elle est performative, c’est-à-dire qu’elle met en rapport l’acte et la parole. La pratique philosophique se contente de faire état de ce qui est déjà là ; souvent en atelier ou en consultation, un aspect d’un fonctionnement personnel apparaît de façon inattendue et lorsque le praticien demande si c’est une notion familière ou nouvelle, la personne répond qu’elle a déjà rencontré des situations ou entendu des propos le lui indiquant, mais qu’elle n’en a pas tenu compte ou cela ne lui était pas apparu aussi nettement. De ce fait, nous parlons de conscience préréflexive, c’est-à-dire qu’elle existe au niveau intuitif et qu’elle nécessite une sorte d’écholocation pour se formaliser clairement.
Par ailleurs, ce type de réflexion peut faire émerger la notion d’inconscient, qu’on pourrait reprocher à la pratique philosophique de travailler, parce que c’est ordinairement le rôle de la psychanalyse. En réalité, si la pratique philosophique se base sur le questionnement, elle confronte la personne avec ses propres mots, ce que nous pouvons en interpréter et ce qui n’est pas cohérent. Les dimensions grammaticale et sémantique du langage offrent des jeux de mots surprenants, qu’il est intéressant d’examiner littéralement et entre les lignes. Littéralement, car les mots choisis portent une signification qui leur est propre, c’est un donné qui requiert souvent d’être réhabilité car des connotations subjectives ou abusives la relègue au second plan. Et entre les lignes, puisqu’il peut aussi s’agir d’analyser séparément les intentions et les causes qui sont derrière les actions. Autrement dit, de savoir si ce qui nous pousse à telle action correspond bien à notre intention. Par exemple, je bois du café parce que j’aime son odeur et son goût, parce que c’est une habitude ou parce que c’est un stimulant. Il devient possible de faire la distinction entre le phénomène d’habitude et la raison pertinente de tel acte d’une part, d’autre part de déterminer la portée d’un geste ou d’une attitude. Ainsi, je ris d’un sarcasme adressé à autrui, le rire n’est pas nécessairement le signe de la complicité, mais de la gêne.
Bien que la comparaison entre la psychologie et la pratique philosophique montre de nettes différences et un parti pris pour la deuxième, nous ne devons pas pour autant renier certaines idées intéressantes proposées par la première. Ce sont soit des idées que nous réutilisons, soit des problèmes qui nous ont amené à réfléchir sur certaines contradictions. La présente démarche consistait surtout à travailler sur la différence entre les deux disciplines, et à énoncer quelques critiques à l’égard de la psychologie au regard de principes fondateurs de la pratique philosophique.
La pratique philosophique nous engage dans une visite des couloirs du temps. Mais ce n’est pas spécialement notre historicité que nous examinons, nous nous plaçons plutôt dans l’atemporalité. Nous nous astreignons à une pensée qui se meut dans l’instant, capable d’analyser et de jouer avec la faculté de distension de l’âme, c’est-à-dire que nous nous sortons de l’immédiateté, de l’impulsivité, et nous mettons les choses en perspective. En effet, la conscience à chaque instant est un état d’esprit qui nous permet d’appréhender le monde tel qu’il est, dans l’instant présent, sans le voile de nos projections, de nos désirs ou de nos peurs. Cela implique de cultiver une forme de détachement par rapport à nos conditionnements et à nos habitudes de pensée, pour être en mesure d’observer les choses telles qu’elles sont. Nous nous donnons la possibilité d’expérimenter l’unité, l’essence de notre être. Ce peut être une posture métaphysique, le cas échéant celle-ci requiert néanmoins de nous mettre en rapport avec nous-même, de comprendre l’existant, d’observer ses manifestations et de les identifier. Le recentrement sur soi ne veut pas dire que nous nous replions en nous-même, mais au contraire que nous analysions notre pensée à l’aune d’idées universelles.
Le détachement de soi ne doit pas être compris comme une fuite dans la pure objectivité, mais au contraire comme une démarche qui vise à transcender notre subjectivité. Il s’agit donc d’un détachement de l’immédiateté en faveur de la réflexivité ou d’une mise en suspens, afin de capturer l’essentiel. Principe que nous pouvons reformuler de différentes façons, par exemple, le détachement est mis en abyme, comme deux miroirs se reflétant à l’infini, symbolisant à la fois un point de fuite et un retour à l’origine. Ou bien, nous pouvons l’interpréter comme suit : c’est un aller et retour de soi entre le monde et soi-même. Le détachement, qu’il se manifeste par une répétition du mouvement ou une succession de séquences, trouve son sens existentiel dans son annulation, c’est-à-dire que sa véritable signification apparaît lorsque nous parvenons à le transcender par sa négation. Cette négation nous permet de nous rapprocher de l’unité et de l’essence de notre être, d’une cohérence, une forme. De ce fait, elle nous aide à transcender les limites de notre existence individuelle pour accéder à une forme de communion avec le monde. C’est un travail qui demande patience et persévérance, car il ne s’agit pas seulement de se libérer de l’emprise du monde extérieur, mais aussi de s’émanciper de nos propres conditionnements et schémas mentaux. Dans cette quête, le détachement peut être compris comme un mouvement qui se répète en boucle, une oscillation constante entre le monde et soi-même. C’est une danse subtile qui nécessite un équilibre fragile, une adaptation à chaque instant. Mais c’est aussi un mouvement qui peut se révéler continuel, une mise en abyme qui reflète à l’infini l’image de soi dans le monde. La pratique philosophique peut ainsi nous aider à vivre plus intensément chaque instant, en nous libérant des entraves de notre ego pour embrasser pleinement la réalité qui nous entoure. Pour y parvenir, il faut faire preuve de grande rigueur intellectuelle et travailler sur soi. Ce détachement implique une prise de distance par rapport à nos émotions et à nos désirs. Cette distanciation ne doit pas être perçue comme de l’indifférence, mais comme une forme d’objectivité nous permettant de mieux comprendre les choses. En d’autres termes, notre conscience nous connecte au monde et à notre intériorité.
La pratique philosophique fait ressortir des émotions que nous connaissons bien, qui interviennent dans la relation à l’autre, voire à soi. Les individus sont les mêmes ailleurs et dans le processus philosophique. Il n’y a pas de différence puisque le questionnement travaille la matière et n’invente rien, plutôt il révèle. Par contre, les prétextes invoqués vont chercher à singulariser, mais là encore, rien de surprenant car l’individu tente toujours de légitimer toutes sortes d’actions dont les causes sont plus ou moins fictives comme si autrui était le signe de sa propre extinction. Face à l’inattendu, il faut faire bonne figure, exploiter ses propres ressources, se protéger, contre une agression qui vient d’on ne sait où. Par conséquent, la pratique nous invite à observer ce qui est familier et à le trouver surprenant, à y voir ce qu’il y a d’étrange, ou d’étranger, et c’est à ce moment-là seulement que nous parvenons à la connaissance. Alors que nous recherchons ce qui est déjà connu, il nous faut plutôt aller vers l’inconnu. Ceci étant dit, il devient alors nécessaire d’effectuer un dédoublement, un décentrement, une rupture dans nos mécanismes habituels.
Les émotions représentent une manière d’être au monde, une présence sensible dans le dialogue, un paradigme. En ce sens, les émotions constituent la base de la pensée. Ainsi, il ne s’agit pas de rendre la personne émotive, mais de l’encourager à prendre conscience de son existence, de ses modes de fonctionnement, de sa vision du monde et de la façon dont elle se manifeste dans sa vie. Les émotions doivent être prises en compte et analysées. Ce qui ne peut être exprimé par des mots peut l’être par une posture ; le travail reste le même : clarifier et donner un sens. Plus les émotions sont intenses, plus la résistance à une idée est marquée, et plus la suspicion d’un problème sous-jacent est élevée. Il y a deux raisons pour lesquelles les émotions sont prises en compte : premièrement, parce qu’elles sont inévitables et que le travail philosophique commence par l’identification des phénomènes de base du fonctionnement du sujet avant de passer à un niveau de réflexion plus abstrait; deuxièmement, parce que le philosophe remarque également les émotions les plus subtiles et partage ses observations pour enrichir la discussion, surtout lorsque le sujet n’a pas envisagé la problématique sous un certain angle, par ignorance, déni ou mauvaise foi.
Mais paradoxalement, c’est lorsqu’il n’y a pas d’émotion que le cas peut être presque inquiétant. Parler de ‘cadavres dans le placard’ à une personne qui reste tout sourire et figée pendant le dialogue cherche à provoquer une réaction instinctive de protestation ou de dégoût. Et si celle-ci ne se produit pas, cela laisse à penser le contrôle virulent qui s’exerce sur la pensée et le fonctionnement émotionnel de la personne. L’idée de secret ne retient pas non plus son attention. Ce qui ressort du dialogue, c’est une attitude très polie et la volonté de promouvoir la pratique philosophique comme une discipline qui remet en question et fait évoluer les choses. Rien de négatif ou de problématique n’est reproché; tout le comportement se résume à une attitude polie et impassible. Plus tard, nous apprendrons que la personne est devenue pompier volontaire. Est-ce une coïncidence ?
Bien entendu, nous pourrions affirmer que les émotions ne sont pas voulues, car la pratique philosophique est un exercice rationnel, logique et objectif. Ce qui s’oppose au fonctionnement émotionnel. En réalité, contrairement à d’autres méthodes qui peuvent se revendiquer humanistes ou thérapeutiques, la pratique philosophique adopte une approche négative de l’émotionnel. Elle ne vise pas à travailler sur les émotions pour elles-mêmes, mais à réhabiliter l’esprit comme source de plaisir et de joie, le libérant ainsi de l’emprise des émotions qui génèrent de l’impuissance et des affects tristes. L’objectif premier n’est pas de désensibiliser l’individu, mais de l’aider à se réapproprier ces mouvements internes qui le poussent à agir de manière démesurée ou inconsciente. Bien que la correspondance exacte entre nos pensées et actions soit un idéal, ce vers quoi nous pouvons tendre, mais dont l’accès est difficile, nous pouvons cependant questionner de manière pratique les choses qui nous posent problème, pour faciliter l’effort et le rendre plus gratifiant.
Finalement, la pratique philosophique est à l’évidence un exercice qui provoque des émotions. Elle agit cependant à deux niveaux différents, à la fois contradictoires et complémentaires. Nous disons qu’elles sont ‘accidentelles’ dans le sens courant du terme, lorsque les émotions ne sont pas maîtrisées et qu’elles provoquent des réactions inattendues. De ce fait, toute circonstance peut être cause d’émotion, et toute pratique peut être considérée comme un ensemble de circonstances. Il ne s’agit donc pas de la signification philosophique du concept « accidentel » signifiant qu’une qualité ne fait pas partie de l’essence d’une chose. Sinon, notre propos serait contradictoire car les émotions font partie de la nature humaine et individuelle. Dans la répétition d’un geste, nous faisons interagir notre système avec divers éléments distincts, comme dans la pratique d’un sport, pour lequel nous mettons en œuvre nos compétences en rapport avec les qualités du terrain ou les réactions de l’adversaire, nous testons nos limites. Mais aussi nous créons de l’espace pour l’inattendu, ainsi la répétition d’entraînements de compétences, la rencontre régulière avec d’autres dans la pratique philosophique fait « résonner » les moindres éléments qui composent notre âme.
Il est facile de se retrouver démuni face à une émotion, d’autant plus si son auteur la fait primer sur tout autre moyen de communication. Il suffit de revenir à la définition des émotions pour le comprendre. Nous pourrions y opposer cependant qu’il est possible d’échanger, de rencontrer l’autre lorsque tous deux ont décidé d’un langage commun et d’abandonner leur pouvoir, propre à chaque être. Les émotions ne sont pas voulues dans le sens où elles ne sont pas les bienvenues dans la pratique philosophique comme élan instinctif et confondant. Néanmoins, elles sont partie intégrante du système individuel, elles correspondent à un vécu qui ne peut être évincé radicalement, et encore moins de façon immédiate. Qui plus est, elles sont des repères importants dans le rapport de l’individu au monde, parce qu’elles se sont nourries du tissu affectif et familial, pendant que la personne jeune se comportait encore comme une éponge vis-à-vis de son entourage. Elles sont le moteur d’un grand nombre de nos actions, plutôt spontanées et elles donnent des informations sur notre façon de comprendre ce qui nous environne. Elles peuvent ainsi faire l’objet d’une analyse, d’une réflexion individuelle ou collective afin de saisir leur nature, les problèmes qu’elles posent, les intérêts qu’elles comportent, leur place par rapport à la raison.
Il y a une animation des grands studios cinématographiques qui montre une perspective très visuelle des émotions et raconte le système émotionnel chez une fillette. Dans son esprit, divers personnages tiennent le rôle motivant ou inhibant de différentes émotions – dont la joie, la tristesse et la colère – et peuvent ainsi matérialiser les connexions entre les émotions et les situations vécues. La mise en image comique de phénomènes encore très mystérieux et incontrôlables nous permet tout d’abord d’en rire, ce qui pourrait être la première phase d’une réconciliation avec les émotions ; mais il s’agit derrière cela de poser l’hypothèse de l’identité de chacune d’entre elles, donc un rôle défini avec ses implications et des interactions entre les unes et les autres.
Ainsi, lorsque l’animateur commence à pratiquer le métier de la pratique philosophique, il est sensé de dire que c’est l’appréhension qui le saisit. Ce mot est bien vague et il regroupe un certain nombre de craintes : de ne pas arriver à diriger le travail de groupe, de ne pas paraître assez savant, de ne pas plaire aux participants, et d’une façon plus profonde la crainte de faire face à soi-même. Or, nous y découvrons une différence intéressante d’avec l’enfant qui n’a pas d’attente et offre une présence au monde plutôt confiante et curieuse, même s’il la perd en grandissant. La réflexion est mise en relief par un film américain qui raconte l’histoire d’un enfant de douze ans faisant le vœu d’être un adulte. La mise en scène rapproche différents aspects de la vie d’adulte et la fraîcheur de l’enfant. En animant un travail de pratique philosophique, l’animateur doit expérimenter son être propre, ce qu’il est, ce qu’il est capable de faire et de faire produire aux autres personnes. Non pas ce qu’il pense être ou faire, mais plutôt le résultat de sa présence dans le travail collectif. Tout cela est saisi d’emblée, bien qu’inconsciemment, comme un retour aux fondamentaux de l’existence.
A ce titre, il est intéressant d’enregistrer un atelier ou une consultation et de prendre le temps d’analyser la vidéo, afin de découvrir et engager une réflexion sur des aspects qui sont trop difficiles à saisir dans le vif de l’action et de les clarifier. L’animateur peut donc connaître des blocages cognitifs ou psychologiques, avoir des difficultés à faire des liens entre des idées ou laisser en suspens un moment de problématisation et faire l’impasse sur la formulation d’un enjeu important. Sorte de blanc, comme lorsque nous passons un examen et que la pression de réussir est telle qu’elle fait ressentir au candidat de l’impuissance. Il peut par ailleurs appesantir son questionnement sur un participant, laissant de côté le reste du groupe, spectateur impuissant d’un dialogue avançant lentement. Nous pourrions expliquer cela par le besoin de repères subjectifs, de légitimité, face à une démarche collective, évitant généralement l’aspect personnel, créant ainsi du chaos.
Un des principes du travail est de se faire confiance, malgré un certain inconfort, de déterminer en quoi consiste une résistance de la pensée face à une idée. Ce qui nécessite de mettre le travail collectif entre parenthèses afin de permettre au participant de la clarifier par le biais d’un questionnement adéquat. Il est également nécessaire de faire confiance à l’animateur, même lorsque son entreprise présente quelques failles, de le suivre sur le chemin de la découverte. C’est dans ce type de situation que nous pouvons voir jusqu’à quel point nous pouvons être généreux et disponible. Car c’est ainsi que nous pouvons développer notre capacité de raisonnement, en étant capable de suivre autrui dans sa façon de procéder et d’en obtenir un certain résultat. Cette disposition assure également de nous observer avec plus d’amplitude et de clarté, cette générosité est simultanément bénéfique à l’un comme à l’autre.
L’animation d’atelier, tout autant que la consultation philosophique, implique en réalité de naviguer entre deux perspectives à chaque fois. Les dualités collectif/individuel (prise en compte du groupe/engagement personnel), général/particulier (idée commune/application circonstanciée), objectif/subjectif (consensus/solipsisme), choix/non choix (résolution d’alternative/indécision), ou encore présence/absence (esprit critique/lâcher-prise) en sont les plus fréquentes.
Collectif/Individuel : Lors de l’animation d’ateliers ou de consultations philosophiques, il est essentiel de trouver un équilibre entre les besoins du groupe et l’engagement personnel de chaque participant. Prendre en compte le groupe permet d’encourager une dynamique collective, tandis que l’engagement individuel assure que chaque personne se sent valorisée et impliquée.
Général/Particulier : Il est crucial de distinguer entre les idées communes à tous et leur application circonstanciée. Une idée générale peut être discutée et acceptée par le groupe, mais sa mise en pratique doit être adaptée aux circonstances spécifiques de chaque participant.
Objectif/Subjectif : Atteindre un consensus objectif tout en respectant les perspectives subjectives individuelles est un défi constant. Un consensus objectif représente un accord commun basé sur des faits ou des principes, alors que la subjectivité inclut les ressentis et les opinions personnelles, souvent influencées par les expériences individuelles.
Choix/Non-choix : Les animateurs doivent gérer la résolution d’alternatives (choix) tout en faisant face à l’indécision (non-choix). La capacité à aider les participants à prendre des décisions éclairées tout en respectant leur possible hésitation est essentielle.
Présence/Absence : Il faut naviguer entre la présence d’un esprit critique et le lâcher-prise. L’esprit critique encourage l’analyse et le questionnement, tandis que le lâcher-prise permet aux participants de se détendre et d’ouvrir leur esprit à de nouvelles perspectives sans jugement immédiat.
Cela nous amène à une suspension ou alors à une présence en filigrane de la subjectivité de l’animateur car il ne s’agit pas d’un spectacle en solo dispensé auprès d’un public de fans, ou d’une conférence à laquelle nous assistons de façon consumériste, mais plutôt d’une pensée collective reposant sur la collaboration, sur l’esprit critique, qui met en balance les aspects à développer ensemble. Et pourtant, le système émotionnel a sans conteste un avantage sur la raison, c’est sa rapidité à effectuer ses connexions entre l’idée et le fonctionnement personnel, entre l’expérience passée et le présent. L’intuition est très utile en animation d’ateliers car elle permet de se concentrer sur certains aspects et de laisser d’autres s’organiser par eux-mêmes, ou alors de décider instinctivement ce qui paraît être bon pour le collectif en fonction du moment de la discussion ou de soulever tel problème. Nouvelle dualité de l’émotion et de la raison parmi celles qui guident l’atelier. Car la raison va proposer un processus d’examen d’une hypothèse, inviter à prendre le temps et à se détacher tranquillement de certaines impulsions, pour ne garder que l’idée et profiter au mieux de son intérêt dans la discussion.
Impact des dualités sur l’animateur :
Suspension ou présence en filigrane de la subjectivité de l’animateur : L’animateur doit parfois suspendre sa propre subjectivité pour ne pas influencer excessivement le groupe. À d’autres moments, sa subjectivité est présente en filigrane, contribuant subtilement à la discussion sans dominer.
Importance de la pensée collective et de la collaboration : L’atelier doit être vu comme une co-création, où chaque participant contribue à la formation d’une pensée collective. Cela nécessite une collaboration active et une mise en balance des contributions individuelles pour développer ensemble des idées et des solutions.
Avantage du système émotionnel :
Rapidité à établir des connexions entre l’idée et le fonctionnement personnel, entre l’expérience passée et le présent : Le système émotionnel a la capacité de faire des connexions rapides entre les idées discutées et les expériences personnelles des participants. Cela permet une compréhension immédiate et intuitive des concepts, facilitant leur application dans des contextes personnels et actuels.
Rôle de l’intuition en animation d’atelier :
Concentration sur certains aspects tout en laissant d’autres s’organiser d’eux-mêmes : L’intuition permet à l’animateur de focaliser l’attention sur des éléments clés de la discussion, tout en permettant à d’autres aspects de se développer naturellement. Cela évite une microgestion excessive et laisse place à l’émergence spontanée d’idées.
Décision instinctive pour le collectif en fonction du moment de la discussion : L’intuition aide l’animateur à prendre des décisions instinctives sur la direction de la discussion, en fonction de l’énergie et de la dynamique du groupe à un moment donné. Cela permet de maintenir l’engagement et la pertinence de la discussion.
Soulèvement de problèmes pertinents : L’intuition permet également de repérer et de soulever des problèmes qui peuvent ne pas être immédiatement évidents mais qui sont cruciaux pour la progression de la discussion.
Dualité émotion/raison :
La raison propose un processus d’examen d’une hypothèse : La raison invite les participants à examiner méthodiquement les hypothèses, à questionner les prémisses et à analyser les implications. Cela implique un processus réfléchi et délibéré, opposé à la réactivité émotionnelle.
Invitation à prendre le temps et à se détacher des impulsions : La raison encourage à prendre du recul, à ne pas agir sous le coup de l’émotion, et à considérer les idées de manière détachée et objective. Cela permet une évaluation plus mesurée et équilibrée des propositions.
Conservation de l’idée pour profiter au mieux de son intérêt dans la discussion : En se détachant des impulsions, on peut conserver les idées les plus pertinentes et les développer pleinement, en maximisant leur valeur pour la discussion collective.
Le but du dialogue philosophique est de présenter des idées et de les mettre en perspective, plutôt que d’essayer de contraindre l’autre ou de le « malmener ». Dire la vérité nécessiterait, paraît-il, une préparation, le choix du bon moment, et les bons mots. A quoi sert le dialogue dans ce cas, si ce n’est à permettre le déroulement d’un raisonnement ou à l’avènement d’une vérité ? Mais, il est très généralement accordé que la vérité n’est pas bonne à entendre, alors à quoi bon ? D’autre part, la séparation des idées peut être considérée comme une facette violente de la pratique philosophique. A ce titre, les idées y sont envisagées seules ou dans un effort de distinction. Nous avons tendance à associer naturellement certaines idées dans notre façon habituelle de penser. Cette dissociation des idées peut alors causer un malaise profond. Il est possible de se limiter à l’analyse de l’activité philosophique, mais il pourrait être tentant de se demander si la séparation des idées n’évoque pas aussi la séparation affective, par exemple, selon le principe qu’un paradigme ne s’arrête jamais qu’à un type de situations, mais plutôt teinte le fonctionnement globale d’un individu. Après confrontation et séparation, il advient un troisième concept porteur de violence : le dépassement (dans le non soi). Le dépassement, qui consiste à transcender nos limites ou à conquérir de nouvelles limites psychologiques, peut être pénible car il implique de franchir des limites ou de se soumettre à la subjectivité d’autrui, ou encore de faire face à la mort. Mort intellectuelle, qui signifie abandonner ses propres idées et convictions, ou effacement dans une intersubjectivité douloureusement vécue, c’est-à-dire dans la confrontation avec l’autre et la perte de soi qui en découle. Ce que certains philosophes ont appelé philosopher, comme étant mourir à soi-même. En quatrième lieu, la réduction phénoménologique, ou conceptualisation, est la synthèse de l’essentiel d’une idée, d’un discours ou d’une narration, en un mot, le concept, et fait vivre l’expérience de l’unité, de l’élagage, de la solitude, fait perdre provisoirement toute attache au monde sensible, cause de vertige assurée. Enfin, la double perspective dans la pratique philosophique nous permet de nous visualiser, nous-même, et ce que nous ne sommes pas, dans une vision familière et différenciée. Cette nouveauté, qui tient de l’inattendu, ou de l’inconnu, est le discret familier qui nous dérange – en cela est violente – provoque la prise de conscience, nous met mal à l’aise, nous rappelle à la réalité, nous impose l’altérité, nous fait nous repenser.
Il arrive que des observateurs, ou certains participants, accusent le praticien d’être violent ou d’être méchant. En quoi consiste cette violence ? Premièrement, il utilise des outils qui contraignent la pensée, qui lui imposent des règles de fonctionnement : la logique travaille les liens de cohérence et le sens commun fait la différence entre deux vues subjective et objective. Son travail est de faire raisonner de façon objective, impersonnelle, sur des idées qui ne nous appartiennent pas. Souvent, le sujet confond ces deux dimensions et pense sincèrement que son problème n’est celui de personne d’autre et que nul n’est apte à y donner un sens véritable, pas plus que lui d’ailleurs. Tout au plus, aime-t-il la narration de son histoire, ou alors poser des questions très générales, tellement qu’elles ne semblent pas le toucher. Au contraire, dans sa démarche objective, le philosophe amène son interlocuteur à examiner des idées qui posent problème ou des jugements sur lui-même – qui dérangent – afin de comprendre de quoi il retourne et d’élaborer une réflexion commune à partir de cela. Ceci s’ajoute à l’inconfort provenant de notre difficulté à penser, à avouer, reconnaître, lâcher prise. L’immédiateté, le fait de ne pas pouvoir voir plus loin que le bout de son nez, occulte généralement le potentiel de la discussion, les ouvertures vers des idées nouvelles ou des perspectives différentes. Le concept de solitude par exemple effraie ceux que nous voyons rechercher la relation, qu’ils veulent au maximum sympathique et riche. D’autres thèmes auxquels nous ne voulons pas nous confronter sont la mort, la non-existence ou l’insignifiance. Ce qui est surprenant, c’est que ces aspects sont issus de l’analyse du discours, d’un examen logique, et malgré tout ne rencontrent pas l’assentiment de la personne concernée. Nous pouvons parler d’une personne qui se pose des questions, exprime ses idées et ne se prête pas au jeu du questionnement d’autrui, énoncer qu’elle est dans le monologue. Ce jugement peut ne pas plaire parce qu’il implique de l’indifférence envers autrui.
Face à cette idée commune de la violence, l’émotion peut comporter un degré de violence également, dans le sens où elle vise l’ampleur et l’indicible. En voici deux raisons, la première étant que l’émotion implique un attachement, un côté fusionnel avec l’idée ou la personne qui anime, vouant un être – parfois deux êtres – à cette relation ténue, le soumettant à la dépendance, le condamnant à un jugement fatidique. L’émotion ressentie entraîne le phénomène d’unification à autrui, son enfouissement dans l’émotion associée (joie, haine, peur, etc.) et entraîne immanquablement la personne qui la ressent dans un fonctionnement hypersensible par l’exposition à ce qu’elle déteste, c’est-à-dire le rejet, la solitude ou l’impuissance. Et la violence se manifeste d’autant plus facilement, que, deuxièmement, nous nous emportons dans un élan impulsif, rompant ainsi avec toute prise de distance, toute délicatesse. Cette impulsion est la partie saillante d’une répression de ce qui nous affecte, que ce soit pour ne pas perdre le contrôle, ne pas montrer sa faiblesse ou gagner du temps, laissant ainsi échapper parfois des explosions émotives, telle un volcan strombolien.
En réalité, ceux qui accusent la pratique philosophique d’être violente ont raison. Mais ils perdent de vue en disant cela que la violence ne se place pas dans la recherche de vérité, mais bien dans la résistance qu’on lui oppose. Des arts martiaux invitent à absorber le mouvement de l’adversaire, à faire un avec lui, et non à se braquer, ou faire face dans une position rigide. Le combat devient alors un échange, même tonique, mais fluide et bénéfique car il laisse à chacun la pleine opportunité de ce qu’il est, de ce qu’il n’est pas, et d’en user comme bon lui semble.
Pour éviter un enfer, nous nous en créons un autre. Ainsi pour éviter la vérité qui fait souffrir, nous préférons créer un monde opaque d’illusions et d’émotions qui nous tourmentent. Et sous prétexte qu’elles sont à nous et que personne ne peut les effacer, nous invoquons sans souci de contradiction l’impossibilité de nous ouvrir à autrui. Dans notre antre, éclairé à la bougie noire, nous parcourons le grimoire des recettes du bonheur.
le plus difficile dans le processus de l’émotion est probablement le moment où l’émotion a disparu, la reconnaissance de la réalité s’est faite cognitivement, mais où il reste des traces de cette émotion. « alors cette idée fait finalement sens ou pas ? » « oui, oui, oui ! » le triple oui est encore marqué par la tension, par la résistance à l’idée, alors que l’esprit est déjà partiellement passé à autre chose.
L’émotion est un phénomène physique et mental. Nous pouvons nous demander lequel vient en premier. Il est difficile de trancher à ce sujet. En effet, l’émotion étant une représentation du monde, nous pourrions en conclure qu’elle est mentale. De même, lorsqu’il s’agit de remarquer une douleur physique, suite à un choc par exemple, c’est la prise de conscience qui nous indique la présence de cette douleur. Il ressortirait alors également que l’émotion est d’abord mentale. Par ailleurs, si nous prenons l’exemple de l’enfant, sa fatigue se fait essentiellement au niveau physique, car il court, multiplie les activités d’extérieur et jouit d’une capacité étonnante de mobilité ; son apprentissage enthousiaste est permanent et ne se laisse pas diminuer par l’état de fatigue. Nous pouvons donc supposer une séparation du fonctionnement corporel et de l’activité intellectuelle. Chez l’adulte, la fatigue est plus intellectuelle, il a appris à rester assis à l’école et plus tard au bureau. Ce faisant, il s’est habitué à mettre en application ses connaissances, à rendre efficace un système, et a désappris à se laisser surprendre par la nouveauté, qu’il accueille souvent de manière indifférente ou anxieuse. A cause de cette perte de pratique et de laisser-aller, la déstabilisation l’inquiète et le menace d’autant plus. Ainsi, la séparation corps – esprit chez l’adulte prend une forme différente de celle vue chez l’enfant. L’adulte a perdu l’activité physique intense de l’enfant, même s’il peut en avoir maintenu une dans un certain degré. C’est l’opposition entre un fonctionnement intellectuel et des états d’esprit : le clivage est bien moins net, ce qui les rend plus perméables les uns aux autres.
Et si nous nous référons aux grands contraires psychologiques, un caractère placide va davantage apprécier une posture assise et rester dynamique au niveau intellectuel, tandis que l’inquiet se sentira mieux à bouger dans la salle et mettre en mouvement sa pensée progressivement. Et si vous faites attention à votre activité de praticien, vous vous rendrez compte que votre inquiétude va sembler disparaître de votre comportement grâce à la pratique philosophique. Mais en réalité elle se sera déplacée dans d’autres gestes, ceux de la gestion de dynamique de groupe par exemple ou le rejet des interruptions intempestives de certains participants. Comme si les caractéristiques de notre fonctionnement ne disparaissaient pas, au grand dam de ceux qui espèrent des jours meilleurs, mais étaient simplement transférées sur un autre plan, donnant l’impression d’une découverte sans fin de la facette qui pose problème dans notre fonctionnement. Nous pouvons avoir un sentiment d’être aliéné à cet aspect, de ne pas en sortir. En réalité, cela montre que notre connaissance de soi se fait plus fine et plus alerte d’une part, et d’autre part, nous ne sommes pas dans le déni, nous sommes plutôt dans un processus d’acceptation de nous-même.
En ce qui concerne la dimension physique de l’émotion, certains signes font surface parce que l’intensité est trop forte pour être intériorisée ou le mouvement interne est trop subtil pour la personne elle-même et se montre naturellement, malgré elle. Dans ce dernier cas, il s’agit soit de la gestuelle, de la posture physique ou bien de certains voiles qui traversent momentanément le visage. Par exemple, la personne dégoûtée va avoir un réflexe de recul ou de mise en retrait du torse, montrer du doigt accuse et exprime l’indignation, la joie fait éclater de rire, la personne craintive s’enfonce dans son fauteuil ou se met en position foetale. Ou bien, les bras croisés indiquent de l’inconfort, un bref froncement des sourcils laisse échapper une confusion, une contraction au niveau des yeux, qui en réduit l’ouverture, signale une tristesse ou une douleur.
Passons à la description des émotions par le prisme de la pratique philosophique, ce qui représente le cœur de l’ouvrage. Nous ajouterons dans un deuxième temps des aspects physiques plus facilement observables, qui ne sont pas des émotions à proprement parler, mais qui manifeste un paradigme. Voici dans un premier temps les émotions récurrentes.
Cette émotion agréable que nous recherchons le plus, et particulièrement dans l’exercice de la pensée, n’est pas exactement celle que nous croyons. A priori, nous prenons plaisir à dialoguer, à être avec autrui, c’est la joie de la communauté. Son corollaire serait la joie de l’altérité, éprouvée dans la confrontation et le partage des idées, l’effort de clarification. De même, la joie intellectuelle de la recherche, de la découverte, de la compréhension, de l’articulation des idées est commune. Mais en réalité, la pensée n’est pas que rencontres et facilité, elle est avant tout l’exercice de la rigueur, de la patience, du détachement, de la concentration, de l’ignorance. Ces diverses compétences ne vont pas sans une certaine douleur, une certaine tristesse a priori. Pourtant, elles sont la joie de la pensée, ce n’est donc plus une joie un peu excitée, mais une joie calme, satisfaite, appelons-la une joie triste. Ainsi, le sujet est amené à transvaluer l’émotion, la libérer des attentes, de sa dimension de compensation existentielle, en expression de sa faculté de connaissance ; en quelque sorte, elle est transcendée par le processus en tant que tel, elle est détachée de l’immédiateté, elle est sa propre finalité. C’est en quelque sorte la politesse de l’âme, la capacité de voir le beau dans les problèmes, c’est l’invitation à jouir de l’existence, une joie authentique.
La joie semble mise en suspens car ce qui nous réjouit habituellement se rapporte à des choses du quotidien, que nous ne prenons pas le temps de penser. L’atelier philosophique met en question ces choses, inquiète et déstabilise. Et pourtant, nous pouvons trouver de la joie dans la pratique philosophique et trouver une idée, ou une personne amusante. Pourquoi faudrait-il que cela soit fastidieux ? L’ambiance pourrait être studieuse et décontractée ! Le plaisir d’apprendre est universellement répandu, mais il ne concerne pas uniquement ce que nous pouvons voir, c’est-à-dire le monde, cela vise aussi ce que nous ne pouvons pas voir de nous-même. Il en ressort potentiellement une certaine jouissance due à la substantification de notre être, à la revalorisation de notre rapport à l’autre et de notre pensée.
Comme ce n’est pas une émotion évidente et immédiate, rares sont les occasions de l’adresser. Cependant, des questions peuvent ouvrir à cette perspective, osons le dire, quelque peu métaphysique.
– Penses-tu possible d’aimer les problèmes ?
– Ma proposition de penser l’impensable t’intéresse-t-elle ?
– Je te vois sourire, quelle en est la raison ?
La tristesse est une émotion qui donne sa qualité aux émotions négatives. Nous parlons d’émotions tristes, ou d’affects tristes. Et quand nous regardons la proportion des émotions joyeuses et tristes, elle penche largement vers ces dernières. D’un côté, nous avons la joie et ses dérivés, de l’autre, la tristesse et le reste des émotions, ainsi que leurs dérivés. C’est peut-être pour cela que généralement nous avons un problème avec elles. Les émotions sont un problème, une faiblesse, un mal de vivre ou une absence de contrôle. Ce qui expliquerait pourquoi certains les nient et que d’autres les exposent comme s’ils ne savaient pas quoi en faire. Pour en revenir à la tristesse, en tant qu’émotion, et non en tant que catégorie, elle est foncièrement l’expression de la prise de conscience de la réalité. Nous « devenons » triste lorsqu’enfin nous accédons à la compréhension d’un problème, lorsqu’enfin la réalité du monde ou de l’existence prend forme à nos yeux. La tristesse est donc un mélange de naïveté déçue et d’impuissance. Elle est la perte d’une croyance en un monde supposé meilleur, la réalisation que des efforts ont été fournis en vain pour entretenir cette croyance désormais futile et l’apparition d’un néant ou d’un vertige. La tristesse indique une crise existentielle, donc la nécessité de redistribuer les cartes de son existence, qui, sinon, nous fait sombrer dans une annihilation psychologique, un nihilisme, dont l’extrême pourrait être le suicide.
La tristesse est la pointe de l’iceberg, dont la majeure partie est immergée et rassemble les divers émotions et sentiments négatifs qui imprègnent le fonctionnement de la personne. Elle peut être tellement forte et touchante que nous nous y laisserions prendre et avoir envie de consoler. La tristesse est intenable. Nous ne pouvons nous empêcher d’intervenir, nous sommes facilement scandalisé par celui qui provoque une telle émotion. La personne pleure, celui qui fait pleurer est méchant. Or la personne qui pleure se rend soudainement compte que certains de ses désirs étaient des fantasmes, que la réalité n’était pas jusqu’alors prise en compte ou pensée. Sans pour autant remercier celui qui provoque les pleurs, nous pouvons néanmoins apprécier l’accès à une certaine vérité, sur soi, sur le monde, et profiter de cette nouvelle liberté. Finalement, la tristesse n’est pas une fin en soi, elle n’est que le signe d’un rapport au monde, elle symptomatise une prise de conscience, elle est donc l’appel vers la joie. C’est un passage que nous pourrions appeler « résilience », la capacité de dépasser le moment douloureux et ne pas s’appesantir avec toute la force possible du ressentiment. C’est une invitation à tourner la page, à voler vers d’autres cieux.
La tristesse peut être considérée comme une invitation à la réflexion profonde sur notre condition humaine et nos réponses face à l’adversité. Plutôt que de la voir comme une émotion purement passive ou négative, nous pouvons l’aborder comme une opportunité de questionnement intérieur et de développement intellectuel. La tristesse nous confronte à nos valeurs fondamentales, nos attentes et nos attachements, nous poussant à réévaluer ce qui est véritablement important dans nos vies.
Cette démarche n’est pas tant un retrait du monde qu’une immersion plus profonde dans la compréhension de notre propre être et de notre place dans le cosmos. À travers la tristesse, nous sommes appelés à considérer les notions de perte, de changement et de permanence, des thèmes centraux dans de nombreuses traditions philosophiques. Elle nous oblige à reconnaître notre vulnérabilité et notre finitude, ce qui peut mener à une plus grande humilité et à une appréciation renouvelée de la beauté et de la fragilité de l’existence.
De cette perspective, la tristesse peut servir de catalyseur pour une transformation personnelle, non pas en nous incitant directement à l’action, mais en approfondissant notre compréhension de la vie et en affinant notre capacité à faire face aux défis futurs avec sagesse et compassion. En somme, elle peut enrichir notre expérience du monde, nous rendant plus conscients des complexités de la condition humaine et plus ouverts à la croissance personnelle et à la connexion authentique avec les autres.
Voyons comment l’animateur peut questionner la tristesse :
– Une personne qui pense que le monde est injuste est-elle plutôt joyeuse ou plutôt triste ?
– Peux-tu te défaire de l’urgence de consoler la personne ?
– La réalité est-elle triste ?
La peur infiltre une multitude de nos actions, sans que nous soyons réellement conscient de ce phénomène. Et pourtant… Qui n’a pas eu peur de ne pas avoir ce qu’il désirait (une réponse à sa question), d’échouer (à démontrer que son idée est juste), de faire une erreur (se voir refuser son interprétation), ou de déplaire (ne pas se sentir compris par l’animateur) ? Combien apprécient la solitude (leur entêtement contre une logique acceptée par le groupe), l’étranger (ce que nous avons dit a été interprété différemment de ce que nous voulions dire), ou l’abandon (abandonner son idée au profit d’une autre) ?
Suite à une question, le participant peut arriver à une réponse qui contredit son affirmation de départ, ou une réponse précédente. Ce qui l’oblige à choisir une des deux options qui se contredisent, mais qui indépendamment font sens. Non pas, comme nous pouvons l’entendre parfois, qu’il y a nécessité de choisir, comme s’il s’agissait d’une morale arbitraire ou de vie ou de mort. Il est possible d’en rester à ce point, une aporie, une problématique en suspens. Mais la réflexion est lancée. Car il apparaît bien étrange en effet que nous puissions affirmer de nos actes une chose et son contraire. Le problème se pose parfois autrement, suivant cette formule : le participant se surprend lui-même en réalisant que certaines de ses actions sont faites en fonction d’un autre principe que celui qui était supposé être le référent ; ou bien, il arrive que le dialogue offre une alternative dont les conséquences principales d’une action examinée sont négatives. C’est ce qui s’appelle la « double contrainte ». Cela crée une anxiété, voire fait écho à l’angoisse existentielle, la peur du néant, de la disparition – de soi, d’autrui, d’un objet, de la liberté, etc. D’un point de vue philosophique, cela offre une vision dialectique de la problématique, selon laquelle nous arrivons alors à voir l’aspect positif et le négatif, ou deux facettes opposées, en même temps. Suite à quoi, il n’est pas nécessaire de choisir mais simplement de les examiner tour à tour afin d’en voir plus précisément les implications.
Le praticien peut demander :
– De quoi as-tu peur ?
– Pourquoi certains participants restent-ils silencieux ?
– Ta crainte est-elle générale dans ton existence ou particulièrement liée à cette idée ?
La honte nous oblige à cacher tout ou partie de nous-même qui est laide ou indigne. Cela fait donc ressortir un système d’exigences morales et une piètre vision de soi-même puisqu’il y a un bien à accomplir et une personne fautive. Il est rare que nous soyons satisfait du bien accompli, et nous sommes généralement désireux de prouver notre bonté et déçu proportionnellement par notre tendance à faillir. Ainsi, nous sommes « timide », notre socialisation est généralement peu développée. Nous nous cachons ou nous réagissons par rapport à une intrusion dans le cercle intime. Certains avancent même que la honte indique qu’il y a eu irruption dans l’intimité de la personne, que la catastrophe du dévoilement a eu lieu, à la différence de la pudeur qui, par intuition, anticipe l’intrusion. Nous pouvons distinguer deux phénomènes dans la honte. Il y a celui plutôt momentané, qui serait l’émotion en tant que telle, et liée à un objet spécifique, une imperfection ou la sympathie pour une personne qui ressent de la honte. Un autre serait plus durable, plus lié à l’être d’une personne, qui serait un sentiment de honte, dont l’objet n’est pas définissable aisément. La peur accompagne la honte par l’idée de bannissement ou d’ostracisation, qui est d’ailleurs souvent effectuée par la personne elle-même.
Mais si nous sortons de cette distinction, pour en revenir à une vision plus générale, nous pouvons néanmoins dire que la honte fait que nous n’aimons pas notre imperfection, notre prosaïsme, notre erreur. Or, par exemple, se tromper n’a pas de fondement en atelier ou en consultation. Il s’agit plutôt de porter un jugement qui est principalement influencé par la subjectivité, ou par un élément impliqué mais secondaire. Nous avons donc le sentiment de nous tromper lorsque nous confrontons notre propre opinion à celle d’autrui qui aurait autorité sur le sujet ou qui serait en nombre. Mais ce serait considérer qu’il y ait une vérité absolue. Nous sommes renvoyé à notre propre perfectionnisme qui impose une justesse de l’intervention, mais sans avoir clairement à l’esprit les critères selon lesquels cela doit l’être. Généralement, le participant ne répond pas ou baisse la voix afin de ne pas se faire entendre. Il arrive même qu’au moment de décider entre oui et non par exemple, il se place dans le non-choix. La honte est telle parfois qu’elle s’associe à la peur d’avouer que telle idée ou telle personne incommode !
La honte et la culpabilité sont à distinguer chez l’interlocuteur, même si leur différence est subtile. D’une part, la honte est l’émotion présente soit après une action, qui n’est pas valorisante par rapport à une norme, soit sans agir, voire elle empêche l’action. C’est un jugement que nous portons sur nous-même de manière instinctive. La honte s’accompagne de pensées typiques de nullité, de laideur, qui font que la personne ne s’aime pas, même si elles ne sont pas formulées clairement dans l’esprit de la personne. Il y a une sorte d’auto-absolution par le sentiment de la honte : nous cherchons à annuler l’inadéquation ou à en réduire les effets, ce qui peut se faire grâce à l’auto-justification. Tandis que la culpabilité est un sentiment ou un jugement liés à une action, une pensée ou une parole, elle est plutôt factuelle : nous éprouvons du remords à nous être trompé, à avoir été excessif ou nous nous jugeons coupable d’un méfait. Dans ce cas, la culpabilité est générée par un décalage entre ce qui aurait dû être fait et ce qui a été fait, nous transgressons une règle. Qui plus est, nous décidons de nous sentir coupable ou pas, auquel cas cela se fait dans un deuxième temps, après réflexion.
Sur le plan comportemental, pour comparer, celui qui se sent coupable, reconnaît davantage son erreur, cherche à la corriger, ce qui peut alourdir sa prise de parole. Il est plutôt actif dans la discussion et cherche à comprendre les motifs de ses actions. La honte se voit dans le fait que le participant évite le contact visuel, croise les bras, prend une position qui réduit sa présence. Il parle peu ou pas, tient des propos qui tendent à la dépréciation, entre autres dans l’usage de termes à connotation négative. Il se peut même qu’il pleure ou s’agite. Voici une idée qui peut se rapporter à l’émotion de la honte, c’est celle de l’aveu. La personne qui a honte d’elle-même n’osera pas avouer ce qu’elle est ou ce qu’elle n’aime pas être. La personne a honte de son idée, pense qu’elle n’est pas pertinente, ou en tout cas ne mérite pas d’être dévoilée. Si le risque est pris de s’exprimer, l’idée pourrait ne pas être pertinente ou manquer de cohérence, et cela conforterait la personne dans sa perception négative d’elle-même. Dans les deux cas de figure, la démarche de l’aveu, dans le sens où la personne rend publique son idée, elle accepte de l’exposer au groupe, est pénible. L’aveu est à la fois une exposition au pouvoir et une prise de pouvoir : l’auditoire, le groupe, le philosophe praticien vont porter un jugement sur ce qui est dit ; et c’est une exposition de son intimité. Tandis que l’aveu est aussi la possibilité de réhabiliter une vision de soi plus positive et créative. Il s’agit alors pour le praticien d’accompagner la personne et d’examiner d’un point de vue objectif la valeur de l’idée et l’intérêt de la mettre au jour, selon un principe de clarté et de détachement. La honte peut être une émotion délicate à prendre en charge, c’est pourquoi il peut être préférable de poser des questions d’ordre général, ou indirect. Ce qui n’empêche pas d’adresser le phénomène chez la personne, selon la sensibilité.
Le praticien peut demander :
– En général, qu’est-ce qui empêche quelqu’un de répondre aux questions ?
– Est-ce que tu peux répondre à la question ou est-ce un secret ?
– Es-tu surpris de voir que les autres participants ont accepté ton idée ?
La colère, c’est refuser d’être confronté à un choix, à la réduction de l’alternative qui veut dire prendre le risque de dire oui ou de dire non. Mais c’est également le refus de se confronter à soi-même car il est difficile d’accepter que l’autre puisse nous juger ou voir nos faiblesses. Il est frustrant de ne pas paraître à la hauteur de ce qui serait l’idéal que nous nous formons de nous-même. L’impuissance nous envahit lorsque nous devons nous confronter à une réalité difficile. Ne pas donner au philosophe une réponse, ne pas s’engager dans un échange qui fait avancer la pensée. Éprouver un sentiment d’impuissance dans la gestion de la situation ou la frustration de ses désirs, et être visiblement confus. Paradoxalement, il semble qu’il y ait une sorte de fusion entre la personne en colère et la personne qui est supposée en être la cause : « c’est entre lui et moi » ; en effet, nous ne nous mettons pas en colère contre la question posée, mais plutôt contre la personne qui pose la question. Le désir de marquer son territoire subjectif, accompagne la crainte de laisser l’autre prendre le pouvoir et obtenir ce qu’il veut. Les choses sont évidentes, n’ont pas à être argumentées, et l’heure est grave, il y a injustice, qu’il s’agit de rétablir au plus vite, à corps et à cris. Il en résulte un désir de nuire, d’empêcher l’interlocuteur d’arriver à ses fins, de réaliser sa propre volonté de dialoguer. La confiance est à l’évidence inexistante, peut engendrer une envie de quitter la discussion et fuir le questionneur qui nous renvoie à notre sentiment d’échec. Prétexter l’agression, pour interrompre l’échange.
Le praticien peut demander :
– Es-tu irrité ?
– Y a-t-il quelque chose qui ne te plaît pas dans ce que j’ai dit ?
– Que cherches-tu à protéger ?
C’est un état d’excitation intérieur qui peut être provoqué par une émotion forte, un croisement de réactions quelque peu excessives, incontrôlées, une accumulation de fatigue et de stress. Nous reconnaissons une personne nerveuse à ses traits fatigués, à son irritabilité, ou une agitation qui ne la fait pas rester en place, à des sautes d’humeur, une instabilité, une inconstance, un changement dans ses décisions, à ses relations difficiles. La personne nerveuse peut observer chez elle un pouls et tension artérielle élevés, des crispations. Il se peut que la nervosité atteigne un degré assez haut et devienne une impassibilité, un quant-à-soi psychologique tenant de l’instinct de survie ou d’une peur caractérisée offrant des moments absurdes dans une discussion, où même la logique la plus simple ou l’observation la plus frappante perd toute signification pour la personne. Et le praticien ferait un effort important pour l’amener sur le plan de l’objectivité mais sans grande promesse de résultat.
En atelier, un comportement nerveux peut être fuyant, marqué par l’évitement de la confrontation, la non pertinence des réponses aux questions, un sentiment de malaise. Ou à l’inverse, la personne est impatiente, répond du tac au tac, ne prend pas le temps de réfléchir, défend une position, ou elle-même. Le comportement est un peu excité, les émotions sont amplifiées, la personne est confuse, troublée. Quoi qu’il en soit, la personne est plongée dans un chaos émotionnel.
On le remarque, il devient difficile de dialoguer avec une personne nerveuse, d’une part nous ne pouvons que nous rendre à l’évidence que son esprit manque de clarté. Cependant, le dialogue n’est pas impossible et le praticien peut simplement faire preuve de délicatesse et de patience. La forme sera aussi importante que le fond, en adoptant une attitude tranquille, en ajoutant des anecdotes et des plaisanteries à sa démarche et en clarifiant le principe de chaque étape de l’échange. Mais la réussite de cette démarche n’est pas évidente car la personne nerveuse est plus préoccupée par ses émotions que par un réel dialogue avec le philosophe.
Le problème reste le même lorsque l’excitation prend la forme de l’enthousiasme pour la connaissance, qui est en apparence favorable au penser puisqu’elle provoque une ouverture au monde. Cependant, elle devient vite parasite puisqu’elle installe une tension vers l’objet excitant, de l’impatience et de l’aveuglement. Elle est plutôt dans l’accumulation que dans la méthodologie de pensée. La personne ne prend pas le temps de penser, ne se pose pas et se perd vite. C’est ainsi que nous nous rendons compte qu’elle est le corollaire de l’inquiétude. En effet, cette excitation est un sentiment euphorisant qui compense le manque de confiance en soi et l’incertitude. La nervosité naît aussi du fait que la pensée frôle à plusieurs reprises, ou de façon soutenue, un concept qui indispose. La tension ne concerne alors plus un objet de connaissance, mais un combat intérieur qui se met en place pour tenter de préserver un minimum de vigilance. Il est rarement souhaité de quitter sa belle assurance pour entrer dans un état d’incertitude.
Il peut être intéressant d’opter pour un partage à travers le questionnement des observations sur le comportement, la description de phénomènes qui soit impactent la pensée individuelle, soit affectent le travail de groupe, et globalement la façon de communiquer.
Le praticien peut demander :
– Le sujet de la discussion te rend-il inconfortable ?
– Souhaites-tu faire une pause dans notre dialogue ?
– Peut-on percevoir de la nervosité chez toi ?
L’être humain a des désirs qu’il espère voir satisfaits. Du moins, pour ceux qu’il n’ignore ou ne supprime pas, à cause des événements de la vie, de l’expérience ou par contrôle. Chaque personne construit son existence autour de ces désirs qui sont importants pour elle, mais qui se confondent parfois avec les besoins, dont la non satisfaction serait douloureuse, voire intolérable. Chacun présente une tendance qui lui est propre, faite d’une hiérarchie de valeurs. La gradation de ces besoins peut être diverse : expériences personnelles, influence familiale, détermination culturelle ou caractère. La plupart du temps, ces besoins restent à un niveau pré-réflexif, conscients simplement comme un sentiment, comme une impulsion, pas vraiment conceptualisés et analysés, à moins que quelqu’un ne s’engage volontairement dans une introspection rationnelle. C’est à travers ces désirs et besoins que l’anxiété naît et se propage. Elle est proche de la peur et est causée par un problème qui ne se résout pas ou trop difficilement. L’anxiété est donc en rapport à la fois avec le désir et la peur. Le désir est moteur de notre existence, la structure et la dirige. La peur génère inquiétude, inconfort ou douleur, de ce fait le chaos dans notre esprit, l’anxiété nous envahit et nous inhibe de façon plus ou moins forte.
Les causes d’angoisse sont nombreuses et certaines sont plus évidentes que d’autres. Celles qui surprendront dans ce qui va suivre seront peut-être les plus inavouées. Premièrement, la mort. C’est la fin de la vie biologique, l’arrêt de notre présence au monde au niveau existentiel. Elle signifie aussi tomber dans le néant, être sans valeur. Deuxièmement, ne pas être aimé. L’attache affective ne se fait pas ou est rompue. La personne perd sa valeur, son être est réduit à rien. Troisièmement, la solitude. Elle montre l’incapacité à établir des relations durables, par manque d’intérêt par exemple ou par autodévalorisation. Quatrièmement, ne pas être reconnu. nous ne reconnaissons pas notre propre valeur, et considérons que les autres non plus. La question de la reconnaissance est plus existentielle que celle de la solitude qui est plutôt ontologique. Cinquièmement, l’inutilité. C’est l’absence de rôle, l’impossibilité de participer ou de partager des moments avec autrui. C’est la perte d’autonomie. Sixièmement, le manque de liberté. Nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons, satisfaire nos désirs dans le moment, nous ne contrôlons rien ou peu, ce qui diminue d’autant notre pouvoir. Septièmement, l’insignifiance. La personne ne présentant pas d’intérêt pour autrui, elle n’est pas brillante et n’attire pas le regard. Huitièmement, la stupidité. Se sentir stupide implique la déconnexion du monde et des autres, puisque nous sommes en décalage ou provoquons le rire ou le mépris. C’est l’étrangeté dans un monde de banalités. Cela implique aussi la faiblesse. Neuvièmement, la souffrance. Elle nous ceint dans l’immédiateté. Et le monde est réduit à notre douleur. Nous nous posons en victime et nous sommes seul. La vie est triste et sans saveur, personne ne peut nous en sortir, car personne ne peut comprendre. Dixièmement, la folie. C’est la perte de la raison, l’absurdité, l’inexistence des choses. C’est le décalage par rapport à une réalité commune. La folie est l’angoisse de celui qui raisonne, c’est le néant de la raison. Onzièmement, l’impuissance. Nous perdons notre capacité à être, à satisfaire nos désirs, à définir notre existence. Souvent confondue avec la tristesse, à juste titre, nous n’avons pas le désir de vivre, ou nous le faisons par dépit ou désespoir. La puissance fait peur également, la nôtre ou celle d’autrui, mais ce qui se cache derrière, c’est l’angoisse de l’impuissance. Douzièmement, la pauvreté. Ne pas être meilleur ou le meilleur, ne pas rivaliser avec son voisin par des possessions, ne pas exister à travers elles, ce serait le néant. L’angoisse de la pauvreté pousse à l’épuisement, ancre dans la survie. Treizièmement, l’autre. Nous recherchons le familier, l’identique, l’habituel, tandis que l’inconnu, la différence ou l’inattendu sont des signes de danger. C’est la xénophobie, la peur de l’autre comme néfaste pour notre existence. Quatorzièmement, la disparition. Être insignifiant, banal, perdre sa singularité ou son originalité. Nous sommes perdu dans une multitude qui nous absorbe. Quinzièmement, le mal. Il est le contraire du bien, une absence de bien, alors que l’« être » est le bien. Le mal est en ce sens un anti-être, un non-être. C’est pourquoi le mal, l’immoralité, est révoltant, dégoûtant, méprisable. Le mal est une menace radicale pour l’existence, il est l’émanation de la puissance obscure et insondable de l’anéantissement : le néant. Seizièmement, être perdu. Nous perdons nos repères, nos sens sont brouillés, le monde devient vaste et opaque. Le sens et l’altérité disparaissent, nous sommes en suspens dans un monde chaotique.
L’angoisse repose sur la potentialité d’une non satisfaction d’un désir. Sa condition est l’anticipation. Un principe oriental propose de se considérer mort avant d’aller au combat, de mourir à soi, à ses attentes, afin d’être le plus fort possible et de n’avoir rien à perdre. Ainsi, ce qui est à la base le moteur de notre existence devrait au contraire être renié pour que nous soyons au maximum de notre puissance d’être. Bien que l’idée soit admirable, l’expérience nous rappelle la difficulté de la tâche et nous recommande l’humilité. Peut-être sommes-nous trop attachés à nos désirs, trop craintifs du néant, trop rassurés par notre finitude. En effet, si la difficulté est trop grande, cela remet en question la réalisation, la perfection n’est pas de ce monde paraît-il, et l’échec peut être trop cuisant ; et lorsque la réalisation semble possible, que se passerait-il ensuite, l’ennui ? La distance à parcourir pour se rapprocher de l’idéal est semée d’embûches, de distractions en tous genres, remettant en question notre véritable désir. L’immédiateté nous happe et nous éloigne de ce qui a semblé un instant le plus cher à nos yeux. Mais, peut-être aimons-nous cette anxiété, si accessible et généreuse. Mais elle nous trahit cependant car elle porte à notre regard des choses qui disparaissent lorsque nous tendons la main. Notre esprit trop consommateur ne prend pas le temps de jouir de ce qui s’offre à nous, mais s’occupe à vouloir posséder. Nous nous sommes créé un néant, que nous refusons de regarder, et toute invitation à en prendre conscience est insoutenable.
L’anxiété est une émotion plutôt existentielle, qui peut être abordée en atelier, mais qui n’apparaît pas d’emblée en tant que telle. Autrement dit, le philosophe va généralement aborder la question grâce à une idée intermédiaire car il s’agit souvent de sujets que nous pouvons appeler « tabous » et qui peuvent provoquer une certaine résistance psychologique, voire cognitive.
– Est-ce qu’en répondant par oui ou par non, ta liberté est mise en jeu ?
– Faut-il être certain pour pouvoir répondre à la question ?
– Aurais-tu tendance à aimer t’inquiéter ?
Nous proposons maintenant quelques phénomènes psychologiques pouvant se produire lors d’ateliers ou de consultations et présentant des symptômes visibles soit dans la posture physique, soit dans l’expression verbale. Ces phénomènes deviennent particulièrement visibles lors d’un effort intellectuel intense.
Dans l’essentiel, il tend vers ce qui est à venir, que ce soit un fait possible ou un résultat d’action. Mais il revêt plusieurs formes, il porte sur des choses variées. C’est une pulsion selon ou contre laquelle la personne agit. Il est à distinguer de la volonté qui est de l’ordre du consentement ou de l’appréciation ; en effet, la chose voulue fait du sens ou apporte un bien. Parmi les formes de désir que nous rencontrons en atelier, les suivantes sont récurrentes et reconnaissables facilement. Ce peut être le désir de contrôler le jugement de l’autre, en parlant beaucoup pour éviter de laisser paraître l’essentiel – c’est-à-dire ce que nous sommes. Ce peut être le désir de rester en terrain connu, d’écarter l’incertitude, ce qui est visible dans les non-réponses d’une personne qui tient particulièrement à dire son mot, plutôt qu’à entendre celui de l’autre, plein d’étrangeté. En troisième lieu, le désir de perfection est aussi très fort, il se révèle lorsque les questions sont conceptuelles, les réponses accusent leur aspect réducteur et réclament la nuance qui englobe mieux ce que nous « voulons dire ». Le désir est de montrer que nous savons en prétextant des questions mal formulées, s’attachant au mauvais objet, mais cela cache le désir de reconnaissance, qui amène la personne à vouloir vérifier la valeur de ce qu’elle sait, et d’une façon plus discrète, la valeur de son existence. Le désir entraîne de la rigidité car il demande à être satisfait, la tension ainsi générée empêche de se mettre en relation, de faire de la place à la question et de se risquer à y répondre. La personne n’est pas dans le dialogue, elle est avec elle-même.
En corrélation avec le désir, apparaît la frustration. Le participant est face au praticien, personne susceptible de le reconnaître dans son vécu et sa capacité à émettre des idées. Cependant, le praticien mène un travail spécifique, visant à faire penser plusieurs personnes ensemble et à se connecter au thème abordé. Lorsque la question ou la tâche à effectuer présentent une difficulté, c’est parce que le participant les aborde avec son propre système, celui qu’il développe au quotidien, d’une façon plus ou moins inconsciente, et il se voit dans l’impossibilité d’obtenir les résultats habituels, quels qu’ils soient. En effet, le rôle du praticien est de le sortir de lui-même et de lui faire découvrir les faces impensées d’un problème, personnel ou universel. Ce qui fait que le participant se trouve les pieds dans le vide, à tenter une prise de position qui ne fait plus sens tout à coup. Il se trouve obligé alors d’observer un phénomène qui l’effraie, du moins le dérange, l’inconnu, l’autre. Cet autre peut aussi être lui-même dans une vision complètement différente. C’est en premier lieu quelque chose qui n’est pas lui, d’où un sentiment d’impuissance, de non-réalisation, de déception, qui le pousse donc à rechercher ce qui lui est familier pour assurer de nouvelles bases. L’exigence du travail philosophique le maintient pour quelque temps hors de lui, dans une vision privative. Ainsi la reconnaissance attendue ne peut se faire et cette absence le frustre.
Le praticien peut poser ces questions :
– Est-ce qu’il t’arrive d’être satisfait ?
– Entre A et B, que choisis-tu ?
– Est-ce possible de vouloir une chose et son contraire ?
Le mot « frustration » vient du latin « frustratio » qui signifie « privation » ou « déception ». Le terme a ensuite été adopté en français, où il a pris le sens de « déception » ou de « sentiment d’impuissance face à l’obstacle ou à l’échec ». Le mot est utilisé pour décrire un état émotionnel résultant d’une difficulté ou d’un obstacle qui empêche une personne d’atteindre un objectif ou de réaliser quelque chose qu’elle désire. Ce concept est important dans de nombreux domaines, notamment la psychologie clinique, la psychothérapie et la thérapie comportementale et cognitive.
Comme on peut le voir dans ce système, l’empathie semble peu naturelle, le goût de l’effort ou de l’expérimentation sont inhibés, l’attrait pour l’inconnu ou le différent est inexistant. Cela s’accompagne de l’absence ou de la réduction de réflexivité. De plus, la frustration peut devenir problématique lorsqu’elle est excessive ou prolongée, car elle peut entraîner de la colère, de l’anxiété et de la dépression. Elle peut entraver la capacité de l’individu à se réaliser, également nuire aux relations interpersonnelles.
Cependant, la frustration peut aussi être intéressante dans la mesure où elle peut être une source de motivation pour l’individu. Lorsqu’elle est gérée de manière efficace, elle peut pousser l’individu à trouver des moyens de surmonter les obstacles et de travailler plus dur pour atteindre ses objectifs, ou d’aborder les choses de manière différente afin de se sortir de sa vision clivante. Il est donc possible de renforcer la résilience et la capacité de l’individu à faire face à l’adversité. L’intégration de la frustration dans le fonctionnement individuel dépend en grande partie de la manière dont elle est vécue et intégrée par l’individu. Si elle est perçue comme un défi à relever plutôt que comme un obstacle insurmontable, elle peut être utilisée comme source de motivation pour atteindre les objectifs. Le refus de la frustration peut être symptomatique d’une faible tolérance à l’incertitude ou d’une tendance à éviter les situations difficiles ou inconfortables. Cela peut entraîner une incapacité à faire face à l’adversité et à surmonter les obstacles, ainsi qu’une tendance à se replier sur soi-même plutôt que d’affronter les défis. On peut considérer le système de la frustration à l’aune de la contradiction dans la dialectique, qui est une succession de contradictions qui se résolvent dans de nouvelles : la frustration est la contradiction du désir, une temporalisation ou une annulation. De cette opposition naît un enseignement, une modération, une vision différente de soi ou de l’action à accomplir.
Tout le monde est décevant. En général, les insatisfaits sont exigeants, perfectionnistes. Leur idéal touche à l’absolu, réglant leur existence sur une quête inassouvie de bien, de beau, ou de quantité, leur faisant réclamer en dépit d’eux-mêmes dans les discussions, ce qu’il y aurait d’autre, ou de combien ils pourraient obtenir en plus.
Ce n’est pas aisé de reconnaître ou de percevoir cette insatisfaction, bien que certains en soient davantage conscients et arrivent à formaliser leur espoir, la difficulté à l’accomplir et la déception qui en découle. Mais assurément, le désir de perfection est sérieux et infini, à tel point qu’il impose à l’interlocuteur, à l’entourage sa puissante négation du réel.
La vie de l’insatisfait est plutôt morne, parsemée de quelques convictions quant à ce qu’il est bien de faire, ou d’expectatives, soumettant la personne à de récurrents moments de désillusion et de découragement. Ces hauts et bas émotionnels, parfois comparables à un cycle maniaco-dépressif, pourraient indiquer une insatisfaction chronique. Un autre signe serait celui de la plainte, dont l’intensité varie selon l’ampleur de l’insatisfaction. Ainsi, soit la personne déplore que certaines situations la placent comme victime, tout en montrant dans d’autres cas de figure ce qu’elle possède. C’est une façon à la fois d’exister et de faire reconnaître ses réalisations. Mais chez d’autres, l’insatisfaction est plus sourde et latente, peu visible, mais plus ancrée. On pourra s’en apercevoir dans des propos amers sur n’importe quelle thématique, car de toute façon tout est déprimant dans la réalité. Autre indication de l’insatisfaction, il s’agit de vouloir associer autrui à ses contrariétés, du fait de sa foi et de son unilatéralité. Le simple fait de l’exprimer appelle à l’adhésion.
Donc, à moins que de se satisfaire de cet état, ce qui paraît impossible d’un point de vue logique, ce sera intéressant de reconnaître ce cycle infernal de l’exigence et de la déception, et de nommer le réel. Car nommer le réel est un premier degré de contentement, et le seul fondamentalement. Ainsi, point de théories, de principes, de moralité, donner un nom à un objet ou un phénomène, réconcilie l’individu avec la réalité.
Etes-vous de ceux qui ont tendance à utiliser le « oui, mais » ? Cela montre de l’insatisfaction. Tout d’abord le « oui » est signe d’acceptation, mais celui-ci ne se suffit pas à lui-même, il est suivi aussitôt d’un « mais » entraînant une opposition. De ce fait, c’est un « oui » qui se nie, en se complétant, non par une justification de lui-même, mais par sa contradiction. C’est donc un « faux oui », c’est un « non » déguisé, qui ne dit pas son nom. Qu’arriverait-il si le refus était clair ? Le désir d’obtenir ne serait pas du tout témoigné, il perdrait sa raison d’être. Ce désir est puissant et irrépressible, poussant à l’exprimer et à l’endurer même dans nos conversations.
La motivation s’estompe. Tout à coup, le travail philosophique n’attire plus, ou ne rencontre plus une pensée en mouvement ; les yeux partent dans le vague et nous nous mettons à bailler, nous avons envie de dormir, le corps se relâche sur le fauteuil. L’individu ne participe plus au travail collectif ou l’esprit repart de plus belle dans ses mouvements instinctifs : confusion, dramatisation, rigidité. La lourdeur reprend sa place, l’attachement au quotidien, aux soucis personnels, l’appel de son enfant rentré de l’école, comme s’il était besoin de se lover dans ce cocon moelleux du marasme existentiel. Il est difficile de se maintenir dans une dynamique différente de l’habituelle. Nous nous fatiguons rapidement lorsque le mouvement n’est pas naturel, cet état est donc inversement proportionnel à l’habitude de la pratique, donc plus nous nous entraînons, moins nous sommes fatigué par l’exercice.
L’impatience peut avoir des conséquences négatives sur la communication et les interactions sociales. En effet, une personne impatiente peut donner l’impression d’être désintéressée des idées et des opinions des autres, ce qui peut entraîner des conflits et une rupture de la confiance dans les relations interpersonnelles.
En outre, l’impatience peut être le signe d’un manque de confiance en soi ou d’un besoin de validation externe. Les personnes qui ont du mal à justifier leurs opinions peuvent se sentir frustrées lorsque leur point de vue n’est pas pris en compte, ce qui peut les amener à adopter un comportement impulsif ou agressif.
D’autre part, l’impatience peut parfois être motivée par des facteurs positifs. Par exemple, lorsqu’une personne est passionnée par un sujet ou une idée, elle peut avoir du mal à contenir son enthousiasme et son désir de partager ses réflexions avec les autres. Dans ce cas, il est important de trouver un équilibre entre l’expression de ses idées et l’écoute des autres pour favoriser une communication constructive.
Enfin, l’impatience peut également être un symptôme d’un trouble de l’humeur ou d’un trouble de l’anxiété. Si l’impatience est excessive et persistante, il est préférable que le praticien n’insiste pas dans son dialogue avec la personne, soit à propos du sujet abordé, soit dans la démarche de questionnement.
Lors d’un micro-dialogue avec le praticien dans un atelier, la surprise est visible lorsqu’une question ou un thème pose soudainement problème ; par exemple, la personne donne une réponse qui contredit son attitude ou une idée personnelle. Surprise par la logique attestée du dialogue, elle se trouve face à une contradiction personnelle, et peut connaître une dissonance cognitive, c’est-à-dire qu’elle ne sait plus, ou qu’elle n’arrive plus à déterminer si c’est le dialogue qui a suivi une mauvaise piste ou bien si c’est son système de pensée qui s’est articulé sur une hypothèse fantasmée. La surprise frappe assez facilement : quelqu’un nous donne un argument que nous n’attendons pas ou auquel nous n’avions jamais pensé. Autre exemple : la personne est surprise de voir à quel point son fonctionnement est aussi visible, alors qu’elle-même peine à le voir clairement.
C’est un phénomène psychologique qui peut se produire, le plus souvent dans le cadre d’une consultation philosophique, où l’effort de pensée est plus soutenu car il repose essentiellement sur le « client » ou « sujet » lui-même. Nous pouvons nous apercevoir de ce phénomène lorsque le sujet se met à résister à une question du philosophe après qu’un concept personnel a émergé et fait ressortir des conséquences qui n’étaient pas désirées (par exemple un professeur de philosophie qui croyait saisir la valeur de l’existence à travers les différentes thèses classiques et se rend compte qu’il ne s’occupe pas de lui-même, qu’il est inexistant). Il lui devient ensuite difficile ou impossible de penser le problème et de raisonner logiquement. C’est proche de la dissonance cognitive dans le sens où le système de pensée individuel est confronté à lui-même et peut voir ses bases vaciller et se transformer en une incapacité de réponse. Nous voyons généralement les yeux de l’interlocuteur qui roulent dans leurs orbites, recherchant confusément un point de repère. Mais les deux phénomènes sont différents dans la mesure où la dissonance cognitive développe la capacité à changer de point de vue puisqu’elle se place sur le plan de la connaissance. Tandis que la régression est un chaos psychique, entraîné par un refus ou une crainte d’examiner une idée, le sujet n’arrive pas à prendre de la distance, la pensée perd sa créativité. La régression marque un retour en arrière, aux premières prises de positions du dialogue, aux premières difficultés. L’interlocuteur semble s’être refermé sur lui-même. D’ailleurs, c’est la tristesse qui prend parfois le pas, teintée de mélancolie, quand nous réussissons à comprendre quelque chose qui était devant nos yeux mais que nous n’avions pas vu jusqu’à ce moment. Notre bonne volonté décide enfin notre esprit à considérer ce qu’il tentait d’occulter, empêchant ainsi une meilleure vision de nous-même. La naissance à soi se fait parfois dans la douleur. C’est lorsque nous ne connaissons pas le monde que nous connaissons le mieux notre esprit.
On pourrait penser qu’il y a peu de place pour l’amour dans la pratique philosophique, quoi de plus étrange comme idée… Et pourtant, nous pourrions être surpris. Nous apprenons tout de même à nous connaître, et voilà bien un lieu privilégié pour rencontrer des gens. Mais plus sérieusement, nous pouvons commencer par les idées de générosité et d’ouverture d’esprit. En effet, la pratique philosophique consiste à ouvrir notre pensée à celle d’autrui et à accueillir ses idées. Elle développe la capacité, ou répond au désir, d’être attentif aux points de vue et aux idées des autres, de les accueillir avec bienveillance et intérêt. Parlons de lâcher-prise : la capacité de faire face à la vérité et de l’exprimer même quand cela nous met mal à l’aise, revient à accepter les choses telles qu’elles sont, à s’exprimer librement et honnêtement, même si cela peut être difficile ou inconfortable.
L’appréciation des idées et de la pensée peut également être une forme d’amour : aimer le monde des idées et goûter au vertige de l’infini et du néant. Ce n’est pas si insensé d’apprécier les circonvolutions de la pensée et de prendre plaisir à réfléchir sur des sujets variés et complexes. Il est important de concevoir notre humanité dans ce qu’elle a de banal, de décevant ou « stupide ». L’idée d’amour de soi dérive de l’idée de réconciliation avec notre vulnérabilité et notre imperfection. Nous voilà à la frontière entre le tangible et l’immatériel : les participants aux ateliers philosophiques apprennent à jongler avec des exemples, des idées concrètes et des concepts universels. Cela correspond à l’idée de la double perspective dans la pratique philosophique, qui nous permet de nous visualiser nous-même et ce que nous ne sommes pas, de nous confronter à l’altérité et à l’inconnu, de transposer notre esprit sur différents plans, de nous arracher à nos racines, même provisoirement.
La validation est le processus de vérification ou de reconnaissance de la validité, de la légitimité ou de la qualité de quelque chose. Elle peut prendre de nombreuses formes et être effectuée à différents niveaux. Dans le domaine de la pratique philosophique, la validation peut être comprise comme la reconnaissance de la pertinence de certaines idées ou de certains arguments, c’est-à-dire de leur capacité à résister à l’examen critique et à être considérés comme vrais ou justes. Elle peut également impliquer la reconnaissance de la légitimité ou de la cohérence de certaines pratiques ou de certaines méthodes, c’est-à-dire de leur capacité à être considérées comme appropriées ou adéquates pour atteindre un certain objectif. Enfin, la validation peut également être comprise comme la reconnaissance de la qualité ou de la valeur de certaines choses, c’est-à-dire de leur capacité à être considérées comme dignes d’intérêt ou de respect.
Travailler les émotions semble un peu étrange a priori puisqu’elles sont d’ordre irrationnel, alors que la pratique philosophique est un travail rationnel, mais nous pouvons les traiter comme tout sujet digne de l’être, car inhérent à l’existence. Lorsqu’un participant résiste à poser un jugement sur un fonctionnement individuel, c’est psychologique, diraient certains. Ils considèrent que la discussion ne doit pas tenir compte de l’aspect personnel, car la philosophie traite des idées, qui sont d’ordre général ou universel. Ils veulent prononcer des paroles, les faire entendre par autrui, faire valider leur existence, mais ne pas toucher à la dimension personnelle. Voilà bien un joli paradoxe de celui qui a des opinions et qui ne veut surtout pas les mettre en question. La pensée a fait des connexions entre des idées, qui font état de la réalité de la personne ; et celle-ci, par quelque intuition ou motivation, ressent le besoin soit de partager le plaisir de cette pensée, soit de vérifier si cela fait un ensemble cohérent. Si le système se suffisait à lui-même, la personne ne chercherait pas l’échange avec autrui.
Or l’aspect personnel apparaît, plus encore que par la présence physique et verbale de la personne, à travers les réactions émotives du participant face à un mot ou une interprétation de son propos. Le participant ne peut échapper à ce type de réactions, qui prennent la forme d’une incompréhension d’un propos simple, ou que les autres comprennent, d’une attitude nerveuse, agressive, voire colérique face à une question ou une idée. Il arrive que certains aient les larmes aux yeux. D’une façon évidente, l’individu se met en rapport à une idée, mais d’une façon caractérisée, il y a alors identification et la faculté de jugement est alors évincée, car il n’y a plus de distance, pas de dédoublement du soi.
C’est pourquoi la pratique philosophique offre une méthode qui invite à modérer cette relation, à éviter l’identification, donc à faire la distinction entre l’individu et le sujet de la discussion, à prendre de la distance par rapport à ce qui est dit, par soi ou autrui. Nous pouvons procéder par questionnement : « Qu’est-ce qui se passe ? », « Pouvez-vous dire quel est le problème ? » afin de permettre au participant de mettre des mots dessus et de s’apercevoir de sa relation fusionnelle au sujet de la discussion. Pourquoi cela ? Simplement pour un principe de réalité, d’autres participants traitent le même sujet que lui à ce moment-là et ils ne réagissent pas de la même manière. Ce qui lui apportera l’information que cette émotion n’est pas l’unique connaissance qu’il puisse en avoir et qu’il est possible d’en acquérir d’autres en changeant de perspective. Ensuite, l’interaction avec autrui va replacer l’objet de l’émotion dans le monde et le sortir d’une relation exclusive.
Travailler l’émotion est une façon de repenser notre relation au monde, la connaissance que nous en avons, afin de révoquer l’incertitude qu’il provoque, et plus précisément notre rapport à elle. En réalité, cette incertitude est le fruit d’un regard réducteur et émotif. Être méthodique et modeste dans son appréhension du monde, l’aborder partie après partie, tout en le considérant dans son ensemble. Pris progressivement, le monde devient cohérent et à portée de main. Alors que l’émotion nie la distance et rend les choses magiques, liée au sentiment d’incapacité, d’agression, de petitesse, ou de puissance, apprend à être moins envahissante, ou un objet de conscience plus grande.
Aborder les émotions pendant un atelier permet de les observer. Si nous faisons intervenir autrui dans notre relation exclusive à nous-même, notre fonctionnement habituel est momentanément parasité. C’est cette médiation nécessaire qui nous fait prendre de la distance, qui va filtrer, dévier, renvoyer le reflet de notre pensée. Nous faisons un écart, nous ouvrons une brèche vers une autre vue de nos émotions, qui prennent alors une dimension plus universelle. Elles perdent leur composition purement subjective et réclusive. La dépendance cesse d’être pour devenir souplesse et ouverture. Intellectualiser ou verbaliser l’émotion tient du même principe, rendre les émotions quelque peu objectives. Ce qui était de l’ordre de l’intime jusque-là devient plus accessible. Bien sûr, le phénomène gagne aussi en banalité, mais la légèreté obtenue améliore la vision que nous avons de nous-même et notre puissance d’agir et nous gagnons alors en objectivité.
Les émotions doivent être considérées comme des moments de la conscience et de possibilité de compréhension de soi, qu’il s’agisse d’expression, de connaissance, de mémoire, il est important de banaliser ce phénomène afin de maintenir l’ouverture à l’autre au maximum. Refermé sur nous-même, nous ne pouvons survivre bien longtemps. Certains sont convaincus que la subjectivité ne peut se communiquer, qu’elle est juste pour soi et indicible. Mais les arguments avancés pour justifier cette position restent confus ou faibles. En tout cas, cela revient à dire que la compréhension et le sens commun sont des notions inaccessibles, et qu’il est impossible de dialoguer. Pris dans cette perspective, l’usage de la raison, que tant de philosophes reconnus ont pu analyser, s’avère être une chose dénuée de sens. Par ailleurs, comment se fait-il que l’art rencontre une telle émotion aussi multiple et pourtant réunie dans un certain consensus auprès de ces rares chefs d’œuvres ?
Nous pouvons prendre l’exemple courant de la contradiction, qui laisse supposer, entre autres choses, que la personne veut une chose et son contraire, donc tout. Dans la généalogie de cet absolu, elle a peur de la perte, du vide. Si elle n’a pas tout, elle est dans l’incomplétude, l’imperfection. Peut-être a-t-elle honte d’elle-même. Cette honte peut provoquer une colère, exprimée ou silencieuse. L’avidité aperçue dans la contradiction fait éviter de choisir, puisque les opposés sont associés dans le même propos. L’indécision nourrit étonnamment une certaine joie, basée sur l’impression de tout avoir, d’autant plus que choisir implique d’abandonner, ce qui peut être une souffrance. Si une personne décide ne préférer ni A ni B dans une alternative, son esprit est peut-être confus, du moins sur les motivations à prendre l’un ou l’autre, sur leur hiérarchie. Cette confusion est peut-être liée à une sorte de paresse intellectuelle, par préférence pour les activités physiques éventuellement, ou par manque de pratique, ou par agitation ou hésitation. Nous pouvons remarquer cette difficulté à distinguer les idées les unes des autres, à se positionner, dans le discours. Pour ce qui est du refus d’abandonner, explication psychologique, mais ô combien tangible, il entraîne généralement un sens de l’aventure réduit, une absence de succès, une sorte d’inexistence. La personne est effacée car elle ne se détermine pas dans le réel, elle ne prend pas position, elle apprécie la potentialité de tout pouvoir posséder.
C’est plus facile lorsque l’animateur connaît son propre système émotionnel, avant d’aborder les émotions des participants. En cela, la pratique de ce que nous pourrions appeler l’aveu devient intéressante. Celui-ci s’intègre d’ailleurs dans la dimension de la parrhesia : dire la vérité, en l’occurrence sur soi, s’empresser de l’énoncer afin de rétablir une certaine forme d’injustice, l’aspect problématique est exposé et identifié, résout le non-dit. Il s’offre au sens commun et à l’esprit critique pour en faire un objet de réflexion. Ainsi, l’animateur s’observe et remarque ses gestes, son attitude, sa voix, sa façon de questionner ou d’éviter certains arguments. Il s’agit de voir ce que cela dit sur lui afin de travailler sur la cohérence de soi. Un exercice de méditation peut stopper le bourdonnement de notre esprit, de cette façon, nous y créons une fluidité : arrêter de penser aux choses extérieures à l’atelier, ou de lier systématiquement au vécu. Ne pas s’obnubiler de ses idées, éviter l’aspect mesquin de celui qui veut faire la leçon, laisser venir à nous la réponse, donner la place à la pensée pour qu’elle se mette en branle. Ne pas considérer d’avoir la réponse juste, ne pas se laisser tenter par l’impression d’avoir reçu la lumière. Ainsi, l’effort de disponibilité peut se développer au fil de l’expérience d’animation d’atelier.
Par ailleurs, repérer des présupposés peut aider aussi en atelier, ou en consultation. Il s’agit alors de les envisager comme des hypothèses, sur lesquelles nous pouvons baser le questionnement, puis de les suspendre car elles ne doivent pas empêcher d’entendre la réponse, de se laisser surprendre par l’interprétation faite par l’interlocuteur, et de poursuivre dans la logique de la discussion. Laissons-nous traverser par le processus philosophique, coupons les liens, ouvrons-nous à autrui. Opter pour l’effacement de notre subjectivité reste cependant la chose la plus difficile et c’est particulièrement flagrant dans l’animation : agir envers l’autre de façon indépendante, objective, travailler le contenu de la discussion tout en amenant la personne à lâcher prise.
Pour mener à bien une animation d’atelier, nous devons être vigilant sur chaque détail. Car chacun peut devenir un point essentiel de la réflexion, apporter une nouvelle intuition. Toute réponse, si anodine soit-elle, est importante. A ce titre, l’émotion peut être une forme de réponse et doit être prise ainsi. Elle se questionne donc. Lorsqu’un participant est submergé par une émotion, il est possible de lui demander ce qui se passe et s’il sait ce qui en est la cause. Ensuite, si le point reste obscur, s’adresser aux autres participants pour obtenir par exemple trois explications, fournies dans le but de faire intervenir l’altérité dans la compréhension du phénomène. Généralement, le biais d’une tierce personne va décentrer le dialogue à ce moment-là pour soulager l’éventuelle tension qui pourrait naître entre deux egos. La tierce personne – plusieurs tiers en atelier – vient apporter un autre regard que celui qui questionne et celui qui est supposé répondre initialement. Voire en consultation, elle est imaginaire, et symbolise davantage le sens commun, que le philosophe praticien met au service du questionnement. Après chacune des trois interventions, celui-ci peut demander à la personne concernée si l’explication fait du sens ou pas. Au bout du compte, il est intéressant de faire choisir entre les trois éclaircissements ; l’un va plus facilement rencontrer l’adhésion de la personne concernée, même si les autres restent valables dans une autre mesure. C’est ainsi qu’il lui devient possible de comprendre ce qui lui arrive, et de savoir qu’elle a été comprise ou que d’autres perspectives d’analyse sont envisageables. Il n’est pas utile de faire voter tout le monde à chaque explication car cela dépossède la personne concernée du problème et peut susciter un sentiment d’injustice chez d’autres participants qui peuvent voir dans cette situation un dévoilement excessif de l’intimité. Dans tous les cas de figure, la personne concernée – qu’elle soit un enfant ou un adulte – a écouté les explications et les a intégrées. Elle est d’ailleurs tout à fait en mesure de choisir et de poser un jugement sur l’atelier à ce moment-là et sur sa réaction. La gestion de la situation par le décentrement offre donc d’être ému tout en restant capable de juger une situation suivant des critères objectifs.
Par contre, il arrive que d’autres participants fassent preuve de sympathie envers elle et considèrent qu’elle a subi un questionnement trop insistant et n’a pas été en mesure de vivre pleinement le moment. Étrangement, certaines personnes, lorsqu’elles sont placées en dehors du dialogue impliquant la personne émotive, le philosophe et ceux qui ont offert des explications, ressentent un certain malaise, mais qui ne trouve pas d’écho dans le reste du groupe. C’est que l’échange a résonné en elles, autrement dit, elles s’y sont identifiées. La gêne ainsi créée provient de ce qu’elles sont encore en train de résister, au lieu de tout simplement admettre ce qui se passe et d’en faire une part de soi. Elles pensent plus y gagner à se battre plutôt que d’accepter. Mais de quoi s’agit-il ?
La pratique philosophique est amusante parce que c’est un jeu de pensée : des structures aux multiples contours, des jeux de langage, l’enquête du détective essayant de reconnaître des concepts ou des facettes de personnalités. C’est aussi l’exercice de l’argumentation qui fait produire une ou diverses hypothèses et reconnaître le point de vue à partir duquel nous nous plaçons pour les aborder.
Par ailleurs, nous pouvons être content d’identifier le schéma logique qui est en train de se dessiner dans le travail collectif, de nous savoir « sur la même longueur d’onde » que les autres. Découvrir que notre interprétation d’une idée peut rejoindre celle de quelqu’un d’autre. D’ailleurs, cela ne plaît pas à tout le monde, lorsqu’on est dans la recherche de sa spécificité ; nous le lui faisons remarquer, il lui reste à s’obstiner tandis que c’est évident pour tout le monde sauf pour lui-même, ou à réaliser finalement l’absurdité de sa posture. Cela peut donner lieu à ce qu’on appelle l’ironie tragique, parce qu’il y a une vérité qui apparaît, en creux, et que seul le groupe peut voir, souvent avec de l’amusement, tandis que la personne concernée ne bénéficie pas d’une vision aussi élargie sur le moment.
Une idée peut être drôle, du fait de sa formulation, de son rapport surprenant à la discussion générale, ou à l’attitude de la personne. Nous pouvons trouver avec un argument d’ordre pratique en réponse à une question abstraite, ou un participant peut donner une idée qui est en contradiction avec l’attitude qu’il a eue précédemment.
Le travail de la pratique philosophique invite les participants à jouir de leur condition d’êtres oscillant entre leur finitude et l’infini de leurs idées, et pas seulement à s’amuser dans le sens où ils prennent du bon temps, consomment quelques heures de plaisir, sans que ce travail ne produise aucune réflexion par la suite. Bien que la pratique philosophique ne soit pas systématiquement considérée comme une source de plaisir instantané, les discussions, les échanges, la rencontre de personnes différentes, procurent de la joie pourtant. Et lorsqu’elle fait l’objet d’une pratique plus régulière, elle amène à une relation plus calme à soi-même, une confiance qui permet une certaine jouissance de ses propres capacités.
Une autre chose plaisante est de se sentir capable de donner une idée, un argument. Être capable de formuler ce que nous comprenons de la situation et voir son propos validé par autrui, aboutissent à la satisfaction de la reconnaissance. La philosophie travaille avec le présent : nous pouvons ne pas nous aimer ou ne pas nous comprendre par moment, c’est pourquoi il est nécessaire de travailler à rendre explicites nos propos. Nous découvrons à la pratique philosophique un côté cathartique, ou théâtral. La catharsis est la clarification des passions par le moyen de la représentation dramatique : en assistant à un spectacle, l’être humain se libère de celles-ci en les vivant à travers les situations mises en scène. La catharsis équivaudrait à la transformation de l’émotion en pensée. De cette façon, nous pouvons comprendre, faire une analogie avec soi, ce que ressent la personne, qui est en train d’être consultée – jeu de miroirs, ou de perspectives – de la première, deuxième ou troisième personne. Ainsi nous ne dramatisons pas si nous ressentons que nous sommes en dehors de tout cela, nous pouvons jouir du spectacle, observer et nous observer.
Nous pourrions dire que philosopher c’est apprendre à mourir – à soi -, dans le sens où nous apprenons à taire des tensions qui nous malmènent à l’intérieur, voire autour de soi. Philosopher est aussi l’ouverture vers l’altérité, qui nécessite un certain arrachement à soi, ce qui viendrait contredire les explications précédentes ; or dire que l’atelier nous fait exister ou nous permet de réaliser notre existence, c’est passer en revue les étapes de la vie et penser notre finitude. Celle-ci peut être argumentative dans la discussion, mais peut aussi être existentielle, dans un rapport individuel/collectif, par conséquent nous faire considérer nos limites. Mais c’est un jeu. Il va au-delà de ce qui apparaît dans l’atelier, c’est jouer avec ce qui est et qui n’est pas. Être dans deux perspectives à la fois, ou successivement : une vue large et dans le détail. Comment une idée générale travaillée dans le détail peut ne plus faire sens par exemple. Comment une émotion apparaît et disparaît de la pensée, ou bien en était absente et surgit au moment le plus inattendu ?
L’émotion est un moment sensible de la pensée, elle se rapporte à un événement personnel ou un problème qui n’arrive pas à se résoudre par lui-même. Il devient intéressant de la questionner et de la mettre en lien ensuite avec le reste de la discussion. Il ne s’agit pas de donner à la personne l’occasion de raconter son histoire personnelle, de faire étalage de son intimité et de l’exposer gratuitement aux yeux de la foule. Mais il est question de pouvoir poser un jugement et de reconnaître des caractéristiques de sa vision du monde. Cela renseigne sur le fonctionnement de la personne, clarifie un problème et permet à d’autres de reconnaître le leur. Nous pouvons nous demander d’ailleurs si de l’émotion comme être au monde ou du besoin de savoir, lequel est venu le premier ; c’est sur cet entrelacement que s’appuie la consultation.
Par son étymologie, philein (aimer), joint à sophia (sagesse), la philosophie est le goût de la sagesse, de la rationalité, et de l’universel. Ainsi l’apprentissage de nos émotions nous invite à y voir clair et nous procure le plaisir de nous immerger dans le processus de pensée. Cette clarté est à la fois une liberté, mais aussi un gain d’aisance, cela assure d’en profiter pleinement lorsqu’elles interviennent. Rien n’est plus insupportable que ce qui est persistant, et rien n’est plus beau que lorsqu’il atteint une signification en soi. Dans notre relation à elles, nous pouvons comprendre une chose importante, c’est que l’esprit a tendance à concevoir ce qui favorise son fonctionnement, ou celui du corps. Par conséquent, penser l’émotion devient bénéfique. Mais en être obnubilé obtient l’effet inverse : cet affect réduit la portée de nos actes. Si l’émotion est cause d’action immédiate, nous basons alors notre existence sur une discordance entre esprit et réalité, source d’incohérence et cause de souffrance, sur une vue fascinatrice.
A la base de la philosophie, il y a l’étonnement, le plaisir de découvrir ce qui est nouveau ou d’explorer le familier. C’est à cela que la pratique philosophique nous invite : nous laisser surprendre par l’objet qui nous apparaît, qui interrompt notre élan, et nous mettre à l’observer. Et c’est aussi l’explication de l’existence, car sans la sensibilité au changement, au contraste, aux oppositions et à l’absurdité. Des auteurs de réflexions et thèses innovantes, renversantes, scandalisantes ou évidentes n’auraient jamais produit certains chefs d’œuvres de la pensée. Alors à notre échelle, avec nos propres moyens, pensons les problèmes qui nous émeuvent. Nous pourrions envisager la pensée aussi comme la nostalgie d’une action, ou plutôt d’une cohérence entre un principe théorique et sa réalisation pratique, comme le meurtrier sur le lieu de son méfait, suivons cette tendance naturelle à nous retourner sur l’acte commis, soit pour nous réjouir de ce qui s’est passé, soit au contraire pour ramasser des preuves abandonnées sur le coup. La philosophie pourrait donc être vue comme une rétrospective.
Mais alors, est-ce que l’émotion disparaît, diminue ou est-ce que c’est notre rapport à l’émotion qui change ? Nous pensons que l’affect est toujours une vue magique du monde réel dans le sens où ce dernier est interprété à travers le premier. Mais son ampleur diminue avec l’âge et l’expérience qui confronte l’individu avec le monde, et qui font qu’il se connaît tel qu’il est avec le temps qui passe. D’ailleurs, le rapport à la pratique philosophique change aussi au fur et à mesure de son application, les ambitions ou soucis présents au début de son exercice se transforment ou s’effacent dans une meilleure vision des avantages trouvés et surtout de l’intégration de principes qui deviennent premiers. Notre rapport à nous-même est régulé et affine le rôle que le philosophe praticien prend dans la cité.
Le détachement du détachement signifie simplement être détaché de l’idée même de détachement. Cela signifie ne pas être attaché ni obsédé par l’idée de se libérer de l’attachement émotionnel, mais plutôt de simplement accepter les choses telles qu’elles sont et de se concentrer sur le moment présent. Cela peut être difficile à réaliser, mais cela peut être très bénéfique pour la paix mentale et l’épanouissement personnel. Le détachement du détachement est un concept de la philosophie bouddhiste qui se réfère à l’idée de ne pas être attaché ni à ses possessions ni aux résultats de ses actions. Cela signifie que nous devons apprendre à accepter les choses telles qu’elles sont et à ne pas être perturbé par les événements de la vie, que ce soit les succès ou les échecs. Le détachement du détachement implique de ne pas se laisser envahir par les émotions négatives comme la colère, la tristesse ou la jalousie, et de rester calme et équilibré face aux différentes situations de la vie. Cela peut aider à atteindre la sérénité et la paix intérieure.
La constance peut être considérée comme une qualité psychologique ou un mode de vie. Certains rêvent de bénéficier de sa puissance, d’autres condamnent son côté ennuyeux. Ceux que l’on peut qualifier de constants assez naturellement, ne peuvent pas s’empêcher de l’être, fidèles à eux-mêmes. Sans que constance et pratique soient complètement équivalentes, elles offrent des similitudes évidentes et sont utiles l’une à l’autre.
La constance se définit par la persévérance dans la conduite d’une entreprise, dans la réalisation d’un acte. Elle signifie aussi la fidélité dans les relations amoureuses et amicales. Elle peut qualifier un phénomène qui se reproduit invariablement, d’une idée ou idéologie qui se maintient, de principes moraux auxquels on ne déroge pas. Les circonstances extérieures ou les inspirations intérieures n’ont pas d’impact sur la constance. Elle peut présenter une dimension péjorative en devenant l’équivalent de la naïveté et de la prévisibilité ennuyeuse.
Quant à la pratique, elle s’oppose à la théorie, elle est donc concrète et signifie l’action, la mise en application. Elle implique le respect de règles particulières, de principes ou d’un art. Elle engage donc un savoir-faire, une régularité et une familiarité. Sur le plan moral, elle indique un alignement entre des valeurs et des comportements, sur le plan spirituel, elle concerne une observance de gestes et de croyances envers un culte ou un symbole de foi. Elle peut être individuelle, collective ou professionnelle, selon, elle implique la notion de vertu, d’identité ou de savoir, comme pour les médecins.
Un des points clés de la pratique, c’est son déclenchement. Si nous prenons l’exemple du langage, celui-ci est d’abord une pratique en cours d’acquisition pour l’enfant. Il devient ensuite une « seconde nature » lorsque cette pratique est intégrée à sa physiologie, les mots prononcés véhiculant une signification et lui permettant d’exprimer sa représentation du monde. Lorsque nous observons un enfant dans les premières années de sa vie, il ne sait pas parler, il communique par les yeux, la voix, les oreilles, le nez et quelques mouvements de mains. Petit à petit, son attention s’oriente vers diverses facultés de son corps, et à un moment donné, vers celle du langage. Il entend parler autour de lui, il essaie sans succès au départ, d’imiter les sons qu’il entend. Puis, il parvient progressivement à élaborer des sons proches de ceux entendus dans les paroles des grands. Il développe une pratique visant à prononcer des mots, puis des groupes de mots. Le langage n’est pas instinctif, il nécessite un fonctionnement moteur et une attention portée à l’échange verbal avec son entourage familial. Nous remarquons particulièrement certains enfants dire des choses sur leur environnement, leur activité, celle de leur parent, ils essaient de communiquer leur expérience.
Nous pourrions comparer la pratique philosophique à cette évolution, puisqu’au début, elle présente un système auquel notre fonctionnement habituel oppose son imperméabilité. Elle nécessite donc d’observer, d’écouter et d’utiliser des formulations, des questionnements ou des formes logiques, que nous décidons de reprendre à notre propre compte, même si tout cela n’est pas encore clairement identifié. Petit à petit, ces outils de la pensée prennent un sens parce qu’ils visent certaines fonctions spécifiques, obtiennent certains résultats et s’articulent les uns aux autres de manière cohérente. L’intégration d’une pratique philosophique, en tant qu’art du questionnement et de la réponse, organise progressivement les idées, entraîne les compétences d’une pensée autonome, devenant plus sensible et significative.
Voyons comment déconstruire l’idée de pratique au travers de certains de ses synonymes, du simple au plus complexe, du plus évident au plus substantiel. Une pratique consiste en la répétition de gestes jusqu’à leur maîtrise, car leur exécution est nécessaire à l’accomplissement d’un processus, d’un projet ou pour accéder à un état. Quand on dit que quelque chose se pratique, c’est que c’est un acte récurrent. Nous pourrions objecter qu’appliquer cette définition à la philosophie impliquerait l’automatisation et le conditionnement de la pensée, qui perdrait ainsi sa liberté d’expression et surtout son fondement. Tout d’abord, quand bien même la pensée serait influencée, entraînée, tout ce qui se conçoit clairement s’énonce aisément, faculté précieuse. Ensuite, le respect de règles de travail apporte une simplification de l’effort et une clarté d’esprit dans l’observation et l’exercice du choix. Tandis que la revendication de la libre expression est très généralement un phantasme d’une pensée qui croit pouvoir se faire seule, ou qui considère autrui comme une menace pour son intégrité. La pratique philosophique amène d’ailleurs à distinguer les objections mues par la crainte de celles motivées par un véritable souci intellectuel. Objecter pour se distinguer ou s’échapper est certes naturel, mais l’entêtement à agir de la sorte rappelle Nasruddine Hodja qui cherche sa clé là où est la lumière et non là où elle est tombée réellement. Pourquoi chercher dans un endroit éclairé, alors que nous savons qu’un objet est à trouver dans l’obscurité ? Savoir placer l’évidence là où elle est utile : choisir entre la certitude de ce qu’il y a dans le noir et la clarté du visible. C’est aussi déterminer l’objet de notre attention et hiérarchiser ce qui est important. Et c’est dépasser le désir complaisant de la liberté de ses mouvements, du choix de l’endroit où chercher. C’est également reconnaître l’absurdité et, pourquoi pas, se réconcilier avec elle en tant que caractéristique humaine.
À ce titre, la pratique facilite la réalisation de soi, car elle permet à l’individu de comprendre son fonctionnement, les raisons de ses choix et les résultats qu’il cherche à obtenir. Ce processus évolue de l’aspect factuel de la régularité jusqu’à la constitution d’une méthode, voire l’éclosion d’une passion, montrant que la difficulté de la pratique philosophique est une vision sommaire qui empêche de comprendre en quoi elle consiste. Car si des gestes a priori distincts peuvent se répéter et générer de nouvelles habitudes, la régularité permet alors d’établir des principes cohérents et transmissibles et d’approfondir l’examen de tout problème.
Prenons par exemple l’histoire du panda apprenti guerrier, dans un dessin animé parlant de Kung fu. Nous nous amusons à faire un lien un peu décalé entre la réflexion philosophique et une animation grand public, c’est pour utiliser l’allégorie de la tortue édentée – le grand maître – et du panda roux – le maître. Le premier est très vieux et très lent, représente l’expérience portée au niveau universel, dégagée de l’emprise du temps, et qui donne la capacité du non-agir, de l’effort minimum, et un jugement clairvoyant. Kant propose que la faculté de jugement est l’application de l’universel sur le particulier. Le deuxième personnage, léger et véloce, chargé de l’éducation du nouveau guerrier, le panda élu par les voies insondables et célestes pour sauver la vallée, montre qu’il n’a pas atteint le degré ultime de sagesse car il n’arrive pas encore à dompter son impatience. Il doit donc expérimenter et souffrir cette épreuve de l’enseignement prodigué au panda, pour accéder à l’état de l’eau calme. Le contraste entre ces deux personnages laisse apparaître deux degrés successifs du savoir maîtrisé, tout d’abord la rapidité, qui montre la parfaite connaissance du geste, ensuite la lenteur, qui indique que nos émotions ne parasitent plus notre intégration dans le monde. Au fil des expériences de chacun et de diverses péripéties, le passage fatidique de l’animation choisie se produit, c’est celui où le nouveau guerrier maîtrise enfin un geste clé du Kung Fu et rend son maître satisfait, qui devient alors grand maître. Or cet aboutissement de ce double apprentissage n’est possible que si l’élève et le maître reçoivent un enseignement intercalaire avec le grand maître, sous la forme de dialogues, qui leur fait travailler la prise de conscience et la mise en confiance. Kant souligne que la discrétion est l’utilisation appropriée des compétences. Le panda apprend non seulement à exécuter les mouvements mais aussi à les utiliser au bon moment, montrant ainsi une application judicieuse de ses compétences. Pour enseigner, il faut connaître la valeur de ce que nous voulons transmettre ou apprendre, nous savoir capable d’en assurer le passage et échapper par là-même à l’emprise des émotions, à la subjectivité. D’un point de vue plus pratique, former ou éduquer est un bon moyen de vérifier ses connaissances, de se maintenir dans un mode d’apprentissage. Ainsi, le « succès » de l’apprentissage repose sur les qualités et expérience de l’apprenti. Voyons comment une pratique peut se déconstruire.
Ainsi, la régularité implique des actions faites à intervalles égaux, avec une intensité constante. Par exemple, nous pouvons lire chaque jour, ou le plus fréquemment possible, des passages d’œuvres philosophiques et noter les idées ou concepts principaux, ainsi que des questions. Ce doit être fait comme un geste quotidien d’hygiène corporelle, ou comme les mots croisés auxquels s’adonnent les retraités. Bien sûr, devoir n’implique pas une obligation absolue, mais indique plutôt que par son absence une pratique ne peut pas être mise en place. L’objectif est de déclencher et maintenir une ouverture à la pensée d’autrui à travers la lecture. Effort qui nécessite de sortir de sa propre vision du monde, mais qui est en contrepartie une « invitation au voyage » parmi les idées et leurs formes.
La résistance à cette initiation est suscitée par l’image d’un ensemble de mouvements, d’actes, de pensées, d’exercices qui, vu dans sa totalité, paraît inabordable et décourage la moindre velléité de pensée ou d’engagement. Un principe apparaît alors fort utile, celui de faire confiance, de se laisser porter par ce premier exercice qu’est la lecture et de ne pas avoir d’exigence particulière. Faire les choses dans la mesure de ce que nous sommes capable de faire et ne pas en préjuger. La pratique philosophique utilise des compétences déjà acquises comme le langage et la pensée de tous les jours, utilisons-les. La régularité dans ces pratiques renforce non seulement nos compétences, mais aussi notre engagement et notre satisfaction personnelle.
Le point est donc de mettre en place des gestes qui vont dépasser les changements d’humeur, dont les plus négatifs décrètent l’impossibilité de toute initiative, de toute envie. Avis aux procrastinateurs ! Profiter de ces moments de motivation à la réflexion, à la découverte pour commencer à établir un changement d’habitudes. C’est aussi interroger les priorités que nous avons mises en place jusque-là, pour leur faire produire le sens que nous avons donné à notre existence. Mettre en rapport ce que nous souhaitons « le plus au monde » et ce que nous avons produit. Nous pouvons profiter d’être sous la houlette d’un philosophe praticien ou même nous risquer à imiter des façons de faire, que nous trouvons efficaces.
La régularité crée un formalisme : nous agissons par principe, non par obligation. Ceci se traduit à la fois dans les actions et dans le système de pensée. Bien que ce soit dans un premier temps centré sur soi, qu’il y ait de la concentration, la lecture déchiffre et dessine un pont entre soi et l’étranger, qu’il sera de plus en plus facile à parcourir. Elle transforme le geste en réflexe, développant la capacité intellectuelle et un savoir-être naturel. Ce n’est pas inconscient, car le travail de la pensée maintient la présence à soi et à autrui.
Elle tend vers une forme d’intimité, intégrant la pratique philosophique au fonctionnement de la personne, provoquant des ruptures habituelles par l’étonnement, le doute constructif, ou la confrontation des idées, menant à de nouvelles intuitions. Certaines peuvent s’appeler des « révélations », d’autres des clarifications. Cette assimilation émiette les mécanismes de protection instinctifs, qui façonnent l’image sociale de l’individu. Elle revisite donc la cohésion d’un système qui tient « par la peur » et invite à contempler celui-ci.
Par la force de l’habitude et la répétition, comme un entraînement sportif, la pensée s’approfondit, compare, associe, décompose et rassemble. La complétude, l’acquisition de connaissances et la capacité à relier sa conscience aux choses et à soi-même génèrent de la satisfaction. Ainsi se met en place une révolution dans la pensée, renversant des habitudes sociales, fondées sur l’apparence, une exigence de résultat et de rapidité, pour libérer une pensée autonome et objective, qui se produirait à la fois selon ses propres principes, particulièrement de distanciation. La frustration intervient parfois, signe de changements d’habitudes, d’efforts nouveaux, face au naturel qui tente de revenir au galop. Elle signifie que nous atteignons nos limites, que nous expérimentons notre finitude. Tout autant, elle nous permet de circonscrire nos capacités. Il est préférable d’accepter que nos désirs et besoins soient contrariés, condition de la maîtrise de soi et de la libération de notre faculté de juger. Elle pose un idéal régulateur dictant notre conduite, sans imposer un devoir de résultat, mais inscrivant un nouveau processus rationnel. Sans la frustration, nous risquons d’agir uniquement par plaisir et de rester dans la dimension purement sensible.
On peut faire l’analogie avec le mot anglais « regular », qui signifie ordinaire, fréquent. Nous pouvons le voir ainsi : la pratique émancipe l’esprit critique, une faculté naturelle nécessitant de l’entretien ; c’est un processus intemporel, une succession de jugements. La régularité réconcilie avec les problèmes, validant leur raison d’être et les rendant moins dramatiques, parfois même risibles. Leur analyse redistribue l’énergie de l’être dans la production de raisonnements et l’engage dans l’exercice de la pensée, en extrayant la personne de sa peur de l’incertitude et du trépignement de la frustration. Ce serait une invitation à redevenir Homme, à rompre avec une subjectivité exacerbée et à envisager l’étrangeté comme une partie de soi.
Or cette banalité de l’être est souvent évacuée par le désir de plaire ou d’être reconnu, pour éviter les souffrances existentielles qu’elle incombe, provoquées par l’imperfection et la solitude. Bien peu de gens sont enclins à regarder les problèmes et cherchent donc à tout prix à les éviter ou à les cacher, créant ainsi une grande farce de l’existence : ne pas exister. Cela établit ainsi le fait ordinaire qu’être soi-même, comme prôné par les publicités et la moralité ambiante, revient en réalité à copier des exemples lissés, des prototypes de personnalités, favorisant ainsi une communication à l’emporte-pièce. Ainsi ils cherchent ailleurs, dans les apparences agitées devant eux, ce qui doit les constituer, bien que cela soit déjà en eux.
Dans l’exercice particulier de la consultation philosophique, nous sommes confronté à nous-même, par le biais du praticien. Son intervention à ce stade de la pratique de la régularité joue un rôle catalyseur car nous nous posons des questions sur certaines certitudes qui volent en éclats. Le travail de la pensée modifie notre rapport à la réalité, nous apprenons à voir autrement qu’à travers l’opacité d’un monde fantasmagorique et égocentrique. Nous réhabilitons un système de références communes, issues de la rencontre entre soi et l’autre. Cet autre qui nie le « je », en disant « je », négation et condition de la réalité, en la personne du philosophe praticien. Nous comprenons que nous sommes à la fois réalité et subjectivité, et que la normalité est une condition factice de l’existence, un moyen de cohésion, mais aussi un masque tragique.
Où la pratique rassemble des principes de référence pour mener sa vie selon ce qui est bon pour la personne, comme suspendre son jugement après les propos d’un interlocuteur et laisser l’esprit mesurer l’intérêt pratique sans s’élancer dans une réaction immédiate. Amusez-vous par exemple à compter dans une langue à la prononciation un peu ronde comme l’italien : uno, due, tre, avant de répondre à quelqu’un. Ce jeu apporte du plaisir et relâche l’envie irrésistible de réagir. Cela améliore non seulement la compréhension de la situation mais aussi la qualité des relations, en établissant une communication plus saine. Notons que « commun » et « communication » sont liés : quand le premier est établi, le second devient presque superflu. Cela dit, c’est ce qui donne un principe de la pratique philosophique de rendre visible le visible, de se saisir de l’évidence.
La conformité en philosophie se conçoit par l’unification grâce à des règles. Par exemple, en consultation, les concepts sont analysés pour approfondir leur connaissance et identifier les problèmes qui alourdissent le fonctionnement personnel, empêchant l’épanouissement. Ce processus mène à l’identification du grain de sable dans les rouages, installe une cohérence. Ce jeu de mots, comparés, opposés, déduits, oubliés ou impensés, réorganisés, aboutit à un ré-examen de l’aspect victimaire et de l’éventuel désir de se penser comme fonctionnant bien.
La conformité implique la soumission à un principe, comme la Raison, et signifie l’accord entre des idées et leur manifestation dans l’expérience. En quelque sorte, cela signifie délaisser notre originalité, sacrifier notre moi habituel, au profit d’une habileté qui affine nos relations. Tous ces discours que nous devons taire : le savoir acquis dans un métier, l’histoire personnelle que personne ne peut comprendre, pour faire dialoguer l’être avec lui-même. Pour ce faire, acceptons de suivre les règles du jeu, d’oublier nos exigences pour jouer avec autrui sur un terrain neutre et dédié. Réduisons notre territoire subjectif et élargissons nos interactions pour redécouvrir la conformité non comme un réseau de tabous sociaux, mais comme une abstraction et un apprentissage de la liberté.
La régularité crée la cohérence, car une action répétée implique une raison d’être et un choix de la maintenir. Elle maintient un rythme régulier dans la réflexion, réduisant les sautes d’humeur et les fluctuations émotionnelles qui peuvent interférer avec la clarté de la pensée. Travailler régulièrement sur des questions et problèmes précis permet également de mieux comprendre nos valeurs et convictions, et les raisons de les défendre, développant ainsi une confiance en soi plus solide. Et ce faisant, nous menons notre conscience de moment en moment, en traversant notre propre histoire, vers une meilleure connaissance. La pratique philosophique révèle progressivement l’être, et ce qui semblait absurde s’éclaire sous un nouveau regard. En avançant dans la découverte de notre pensée et le développement de la conscience, nous apercevons une harmonie en mouvement, oscillant entre l’unité et ses parties.
La régularité installe la discipline et engage dans la rigueur intellectuelle, développant des habitudes de pensée méthodiques et augmentant la cohérence dans l’analyse et la construction des idées. De plus, la régularité et la persistance du travail sur des questions spécifiques permet de découvrir des connexions entre des idées apparemment indépendantes ou opposées. En atelier, nous invitons à rester concentré sur une question, à faire de la critique interne, en observant le discours de l’intérieur sans se disperser. Habituer l’esprit à observer une même chose sous des angles variés, et recomposant ainsi sa pleine réalité.
D’un point de vue individuel, c’est vérifier avec soin ses connaissances, dans une mise en doute constante, et affiner petit à petit le jugement. L’avantage en est de rendre la difficulté moindre, en adoptant des gestes simples, qui se répètent et donc de se donner le pouvoir d’intégrer le processus philosophique. Nous pouvons ainsi (nous) rendre compte d’un savoir-faire en en découvrant la structure et en la formalisant, l’esprit devient de ce fait un outil pour lui-même.
Cette démarche permet de classer ce que nous savons en nommant les choses et de pouvoir l’utiliser de façon ordonnée, donc d’utiliser le bon outil pour le bon objectif. La pratique philosophique propose par exemple de conceptualiser : poser un jugement clair et distinct afin de se faire comprendre, faire des catégories pour faciliter la contre-argumentation, travailler l’abstraction ou réduire le discours à l’essentiel. Quelle qu’en soit la finalité, cela fait l’objet d’un apprentissage, qui semble parfois artificiel et pourtant qui est facilité par l’entraînement, d’une compétence intellectuelle.
La pratique se fait régulièrement autant dans la vie que dans un atelier, dans lequel elle assure de dépasser la résistance envers l’inconnu ou l’étranger, parce que la question ou le jugement brusque, débusque, et donne l’impression qu’il faut se défendre. Par conséquent, il s’agit d’inviter à l’application d’une règle de travail ou d’un principe philosophique, de manière répétée, de façon à amener à adopter une attitude propice au philosopher, comme la suspension du jugement ou le fait de se prendre en charge dans la discussion collective, non pas se laisser porter ou consommer un moment plaisant. Ce qui n’est pas interdit… Le point est de nous montrer, non comme sachant et exhibant ce que nous pensons savoir, mais tel que nous sommes, en train d’apprendre, en dévoilant le processus à toute personne qui veut s’y initier. Nous avons confiance en nous et nous n’avons pas de difficulté à travailler avec des profils variés.
Comme nous pouvons le voir aux différentes implications de la pratique philosophique, il en ressort qu’elle constitue une progression, un art, une sagesse. Cela devient facile de comprendre comment nous pouvons faire pour obtenir une pratique de qualité et possible de se concentrer presque exclusivement sur le contenu, le « quoi », et ainsi d’aborder toute matière. Et cela rend aussi possible de moduler les approches en fonction de certains objectifs et des profils des personnes. La méthode garde une certaine souplesse qui commence par le simple, et se promène dans le complexe, en laissant par moment des portes de sortie pour admirer la construction de l’ensemble. Par ailleurs, elle donne du temps, et permet de ne pas sauter d’étapes, de ne rien laisser au hasard. L’individu expérimente la finitude de ses capacités et la dimension métaphysique de la démarche. Nous pouvons ainsi prendre la mesure et la responsabilité de ce que nous faisons, de ce que nous sommes, et devenir « majeur ».
L’idée de seconde nature désigne un niveau de maîtrise et de familiarité avec une compétence ou une pratique. Elle implique une absence d’effort conscient, du moins une suppression de la douleur à le réaliser, et une diminution de l’élaboration : on arrête de « trop penser ». L’activité devient partie intégrante de notre identité, de notre psychologie ou de notre mode de vie. Ce niveau de maîtrise est atteint grâce à une pratique cohérente et régulière, dépassant la simple habitude. On pourrait penser que la notion de « seconde nature » entraîne l’intuition et l’automatisme, mais la rationalisation suscite un processus de questionnement sur ces phénomènes. C’est pourquoi la seconde nature n’est pas notre retour à notre nature initiale. Au regard de l’expérience, le retour à l’origine n’est pas possible. Mais au contraire, cette seconde nature serait plutôt à prendre comme une seconde naissance, celle d’un être qui a travaillé sur lui-même et peut se voir plus rationnellement. Et comme il y a le terme « nature » dans l’expression, nous pouvons ajouter que ce nouveau fonctionnement est naturel, ontologique, moins conditionné par les émotions, moins instinctif. Nous sommes plus authentique.
Quand une méthode paraît complexe et difficile à comprendre, nous la considérons comme mécanique, comme un obstacle à l’expression subjective spontanée. Ce raisonnement n’est pas entièrement erroné, car il s’agit de développer un savoir-faire ou une capacité de réflexion, où la spontanéité et le désordre subjectif sont rédhibitoires. Nous apprenons à nous détacher de notre fonctionnement habituel et à nous évaluer. Le jugement que nous portons sur nous-mêmes définit l’unité et la cohérence de notre fonctionnement personnel, sans pour autant nier ou justifier automatiquement nos actions, ce qui effacerait notre nature individuelle. La méthode impose une nécessité qui nous dépasse, source de joie et de satisfaction, favorisant son intégration intuitive dans le fonctionnement individuel. Nous évoluons d’une relation quasi exclusive aux émotions vers un rapport lucide au réel. Les sentiments sont mieux régulés, et le désir de les imposer aux autres disparaît. Même si des pensées et des sensations persistent, s’exprimer de manière neutre et objective démontre un détachement de soi accompli.
À première vue, la régularité semble s’opposer à la passion, car l’homogénéité et la rigueur contrastent avec le chaos et l’intensité. La passion unifie, centralise, et entraîne une systématisation chez le passionné, loin d’être fortuite ou désarticulée. Ainsi, la passion transcende l’individu, le poussant à accomplir quelque chose de plus grand que lui. Il en est de même pour une pratique, qui devient le moyen de réaliser un ouvrage en dépit de possibles obstacles et impuissances. Cette transcendance non seulement sublime le fonctionnement de la personne, mais lui ouvre aussi des perspectives insoupçonnées. Ainsi, la passion, active et persistante, contraste avec le sentiment, passif et fluctuant. La personne sentimentale a du mal à promouvoir un projet, car elle s’écoute ses sentiments sont fluctuants et influencés par les circonstances. En revanche, le passionné est plus constant, et son existence est imprégnée d’affects pouvant mener à l’obsession ou à l’addiction. Tout tourne autour de l’objet de la passion, la personne elle-même disparaît en quelque sorte, diluée ou habitée par ce qui pourrait être une vocation ou une exaltation. Ce qui paraît aliénant de l’extérieur peut en réalité être l’indépendance générée par le centrage, l’auto-organisation, la confiance en soi, la détermination. C’est d’ailleurs cela qui motive d’autres personnes à suivre l’exemple, à s’en inspirer, car le passionné incarne un système avec lequel il est en constante interaction, qu’il teste au gré des circonstances.
Tout n’est pas sans douleur, mais le passionné y réagit avec abnégation, mû par une force avec laquelle il est en harmonie. Ce qui ne veut pas dire que la personne est absente à elle-même, possédée ou privée de ses moyens, c’est bien là le paradoxe, puisque la passion confronte à nombre de problématiques, d’obstacles qu’il faut résoudre, qui sont résolus, parfois au prix d’un laissé pour compte, ou d’une rupture. Mais en l’occurrence, le passionné traite les autres comme lui-même de manière impartiale, quoi qu’en puissent dire ceux qui le fréquentent de près ou de loin. Par ailleurs, la dimension obsessionnelle ou addictive s’accompagne de la notion de manque, à la fois moteur et consommatrice d’énergie. De ce fait, la passion n’est pas totalement calme, elle est très dynamique et de manière parfois surprenante, parfois un peu inquiétante, une alternance d’attirance et de rejet, d’identification et de perte de foi, de satisfaction et d’impatience. La passion est un monde en soi, l’essence de la vie. La passion est l’anima, l’âme ou le souffle, d’une part, le masque, qui peut se retirer, d’autre part, une schizophrénie latente entre un emballement et une conscience de soi rassérénée.
Ainsi se mène la pratique philosophique, avec ses questionnements et ses doutes, sa joie de comprendre et sa curiosité insatiable. Le philosophe praticien n’est pas dénué de fibre sensible et n’échappe pas à tous les coups à des émois intérieurs, à des préférences et des répulsions. Mais il tente de les poser comme des objets de réflexion et des moyens de mieux se connaître. C’est ainsi que la régularité apporte la constance, à la fois dans le sens de stabilité et dans le sens d’authenticité.
Cependant, un aspect n’a pas été abordé dans les paragraphes précédents, notamment ceux sur la méthode et la passion : la transmission. Une méthode est un ensemble de principes pouvant s’apprendre et s’appliquer indéfiniment, tout comme la passion emplit tellement l’existence d’une personne qu’elle ressent le besoin de partager son expérience. La transmission n’est possible que si la pratique est approfondie et théorisée, ou suffisamment intelligible pour permettre un regard méta. Cependant, utiliser une méthode pour penser ne signifie pas qu’elle doive devenir un dogme. Elle contient néanmoins des outils efficaces que d’autres peuvent réutiliser.
C’est en cela que nous pouvons parler de seconde nature : chacun incarne une façon de faire, qu’elle soit similaire ou non à celle des autres. Cela donne sens à la démarche, nous inspire et nous révèle à nous-mêmes. Il ne faut donc pas se cantonner à l’idée de méthode pure et simple, car cela rigidifie le processus de pensée, de découverte et de problématisation, au risque de le transformer en simulacre.