Nous serions tentés de dire oui, nous pouvons fuir nos émotions car de multiples exemples montrent à quel point nous sommes créatifs dans ce domaine : divertissements, en particulier virtuels, investissement dans le travail, obligations familiales et sociales, phases boulimiques, déménagements fréquents ou papillonnage. Ces émotions qui expriment notre sensibilité, notre vécu et dessinent notre caractère, montrent aussi nos limites psychologiques. Avouons que nous nous en passerions bien parfois. Cette fuite incessante, bien qu’apparemment efficace, nous confronte inévitablement au principe que les émotions, loin d’être des ennemis, portent une signification intérieure essentielle. Ce qui reviendrait à dire que ce qu’il est possible de faire, et plus facile, la fuite, ne serait pas la l’attitude la plus judicieuse dans le rapport de soi à soi. La notion de possibilité glisse vers la dimension d’autorisation, de légitimation de cette fuite. Dans une optique immédiate, nous pouvons y reconnaître un bienfait, celui de maintenir le chaos dans une proportion a priori acceptable. D’ailleurs, il nous arrive de vouloir les contrôler directement par un effort de volonté important et déterminé ; ou de les distraire par le truchement d’une pensée très différente ou d’une tâche à accomplir. Cependant, les deux manières de fuir les émotions, intransigeance ou abdication, ne constituent pas une solution pérenne et nous amènent rapidement à considérer qu’il nous reste d’y faire face. Attitude exigeante au début, car elle requiert de s’arrêter, de faire une pause dans ses habitudes, de renier paradoxalement la peur ou le dégoût, pour s’observer, acquérir quelque connaissance à leur sujet et se donner la possibilité de les apprivoiser. Car pendant combien de temps supporterions-nous d’éviter les choses qui nous dérangent ? Sorte de stoïcisme à adopter, besoin de comprendre, fonctionnement contemplatif, bref, quel que soit le moteur de la démarche, la vie sans examen ne mérite pas d’être vécue. C’est répondre de sa nature d’être humain, doté d’une conscience de soi et du monde, et ce, dans un potentiel infini. Si se connaître soi-même est la condition pour comprendre le monde, ou à l’inverse si ce qu’on voit du monde nous donne à voir sur nous-même, tentons alors l’exercice de l’observation et errons au gré des « danses de l’esprit ».
Nous pouvons être affecté par un même objet de façon variée au fil de notre existence. Par exemple, un aliment que nous aimons dans notre enfance, comme les bonbons, peut devenir moins attrayant à l’âge adulte, où nous préférons des repas équilibrés. De même, un loisir comme les jeux vidéo peut perdre de son attrait avec le temps, remplacé par des activités comme la lecture ou le jardinage. Ou nous pouvons être affectés de manière similaire par différents objets. Une personne peut apprécier différents styles de musique, comme le classique et le jazz, car tous deux procurent un sentiment de relaxation. Ou encore, quelqu’un peut aimer aussi bien les voyages à la montagne qu’à la plage, car ces deux destinations offrent une forme de déconnexion et de repos, bien que les expériences soient très différentes.
Ainsi, la manière dont nous aimons, détestons, préférons ou évitons est fluctuante et indéterminée, influencée par le temps et la diversité des expériences. Cependant, cette fluctuation dans nos préférences et nos émotions soulève une question importante : est-ce que nous pouvons opérer des distinctions parmi ces mouvements internes ? Bien qu’ils changent notre état très vite ou très subtilement, ou à notre insu, il est possible d’envisager toutefois, un entraînement à la reconnaissance de l’émotion. Nous pouvons observer les variations dans notre corps ou dans notre esprit. Par exemple, je comprendrai que l’effroi ou la tristesse me saisit au sujet de la mort d’un enfant, que je deviens hésitant lorsqu’on me parle d’argent, ou je supposerai que je suis nerveux lorsque mes mains sont moites, etc.
S’agit-il de nous écarter de l’émotion ? Oui, l’idée est de prendre du recul par rapport à l’événement, l’observer après coup et, après une opération de filtrage du phénomène émotionnel, arriver à saisir l’élément qui semblerait être à l’origine du problème. Il n’est pas possible de faire ce travail sur l’émotion à cause de son imprévisibilité et de son aspect brouillé. Dans un premier temps, pour comprendre l’événement, effaçons-nous, mettons-nous à distance du sensible, de ce qui nous environne. Lorsque j’apprends une nouvelle, je me sors de mon émotion par un geste rassurant, familier, je me mets à ranger des objets, je mange du chocolat, peu importe. Maintenant, j’essaie de voir quelle émotion je ressens et quels effets sur mon esprit et sur mon corps elle opère. Je les nomme. Ensuite, quelle information dans la nouvelle reçue m’a mis dans cet état. Je la nomme. Je peux ensuite mettre en relation l’émoi et sa cause.
Ou bien il devient intéressant de s’appuyer sur les remarques d’autrui à propos de notre comportement, d’aller à l’encontre de notre refus instinctif de les entendre, car elles sont d’excellents indicateurs de ces délicates ombres qui passent sur notre visage, un léger froncement de sourcils ou une petite moue, ou colorent notre expression, comme certains adverbes ou des mots parasites. En écoutant attentivement les commentaires des autres, nous pouvons découvrir des aspects de notre propre comportement qui nous échappent souvent, car nous pensons que « c’est dans notre nature », donc qu’il n’y a rien à y faire.
Envisageons d’examiner la problématique sur le plan cognitif, par l’acquisition de connaissances sur les émotions et d’un certain travail d’objectivité. La plupart du temps, l’émotion est attachée à un objet, une situation ou une personne et déclenche des réactions en chaîne. Voyons ce qui pose problème dans un comportement ou une situation d’une part et les liens qui sont faits automatiquement sans pour autant être logiques. Décrivons ce que nous avons observé et nommons-en les principaux éléments. Ensuite, si nous avons défini ce qui nous dérange, alors il devient possible de nous demander quel rapport nous avons installé avec la situation, et si ce rapport est adéquat ou s’il indique des connotations particulières. Ces connotations, en se tissant étroitement dans notre psyché, façonnent inévitablement notre manière de percevoir et d’exercer notre bonne volonté dans diverses situations. Nous venons à nous interroger sur la pertinence de la réaction et l’impact de cet affect sur notre environnement, sur nous-même. A l’inverse, si nous maintenons une même réaction, c’est qu’une partie du problème reste à élucider ou que la réaction nous paraît faire sens. Dans ce dernier cas, ce n’est pas tant l’émotion que nous choisissons ou pas, il s’agit plutôt de décider de son intensité.
Soit nous nous demandons si nous avons déjà réagi à la même chose de la même façon. Soit, nous écoutons les gens exprimer leurs émotions, remarquer que tel type de comportement les agace, ou les met hors d’eux. Est-ce que cela nous irrite aussi ? Est-ce pour la même raison ? Est-ce dans les mêmes situations ? En pratiquant cette analogie avec nous-même, ou en nous mettant à la place d’une autre personne, nous saisissons en creux ce qui peut se passer en nous dans les moments sensibles.
Si les émotions sont ce qu’il y a de plus spécifique et d’aléatoire en nous, elles nous empêchent alors d’ouvrir notre raisonnement à une dimension générale et à la comparaison avec d’autres cas particuliers. C’est l’argument du relativisme où par exemple le vent sera froid pour un individu et vivifiant pour un autre, amenant ainsi à l’impossibilité de qualifier le vent, autrement que par rapport à la sensation personnelle. Dans ce cas, aucun langage commun n’est acceptable et chaque sensation est absolutisée. Or il doit bien y avoir une méthode de clarification qui permettrait de décrypter ce qui sous-tend le tissu émotionnel, de trouver des catégories auxquelles nous pouvons faire référence pour mieux observer, avec distance, et nommer ce qui se produit en nous.
Parfois, nous entendons dire que les émotions sont merveilleuses, qu’elles donnent de la force, que c’est la vie. Pourquoi s’émerveiller de nos émotions, plutôt que d’observer les événements ? Lorsque quelque chose impressionne, cela force l’admiration ou l’effroi. Dans le premier cas, la fascination parle d’elle-même, nous nous pâmons, nous en parlons beaucoup, ainsi nous faisons référence à elles continuellement, c’est beau, c’est humain, quoi de plus naturel ? Quant au deuxième cas, soit cet effroi nous invite chaleureusement à les enfermer dans la boîte de Pandore, dans un instinct de conservation psychologique, soit il nous attire avec force dans une sorte de délice masochiste. Notons qu’admiration et effroi viennent souvent ensemble car ce que nous admirons, nous le portons aux nues, nous le rendons donc inaccessible, et cet inaccessible comporte de l’inconnu, qui nous effraie. Le schéma dans lequel nous nous plaçons si nous admirons les émotions, installe des rapports de crainte et leur donne un pouvoir sur nous-même. Nous subissons notre fonctionnement en roue libre, ce qui génère une souffrance plus ou moins forte, de la frustration, de l’envie, de la méfiance. Nous sommes comme des imposteurs face à un désir de clarté et de sérénité, nous sommes double et désespérons de connaître l’unité de notre être.
Les émotions qui nous brûlent deviennent une sorte d’enfer rédempteur, car généralement, le sentiment de culpabilité ou de faiblesse qui les accompagne, y trouve son maître, le châtiment. Et cet enfer est rassurant, car ce n’est pas le vrai. Nous pourrions même dire que dans une majorité des cas, nous n’en bougeons pas, parce que c’est plus facile d’être dans un enfer connu, que dans l’inconnu, qui, pourtant, pourrait être salvateur. Et la différence entre les deux, c’est qu’en premier lieu, nous cherchons à revivre ce que nous connaissons déjà, tandis que dans le deuxième, il est question de s’examiner et d’envisager des éléments que nous occultons habituellement.
C’est autour de cinq ans que les enfants sont attirés par l’inconnu, puis à partir de huit ans, qu’ils commencent à construire un système basé sur des craintes ; ces craintes sont l’enregistrement inconscient d’expériences malheureuses ou non abouties, déterminant une certaine vérité, une vision du monde pour l’individu, qui cherchera désormais à les éviter. Il en découlera la peur d’être tenu à dévoiler quoi que ce soit de dévalorisant pour lui-même, ou de se confronter réellement au problème. Ce processus sera parfois renforcé par l’éducation, exercice ardu de la pédagogie, et pourtant une ouverture au dialogue avec l’étranger ; mais pour cela il faut que le pédagogue en soit lui-même conscient et soit en mesure d’éveiller à cet aspect. En effet, le pédagogue a la mission d’éveiller l’enfant à la découverte ou de répondre favorablement à sa curiosité. Son travail va à l’encontre de l’impératif commun que les parents enjoignent à leur progéniture : « ne parle pas aux étrangers ». Il s’agit de prendre à contrepied cet ordre et de considérer que l’étranger est celui qui sera capable de répondre aux questions de celui qui cherche à comprendre le monde.
Alors, s’agit-il de maîtriser les émotions ? Si maîtriser est pris dans le sens de comprendre, oui, ce qui est différent de contrôler, car l’absence de maîtrise amène à vouloir contrôler, qui est plutôt une prise de pouvoir. Comprendre implique une prise de conscience et une analyse, tandis que contrôler est une prise de pouvoir sur l’émotion. Par exemple, nous pouvons nous demander si le même événement va provoquer la même émotion. Si quelque chose nous dérange et que nous ressentons de la colère, est-ce possible que la fois d’après, nous réagissions de la même façon ? Pour maîtriser l’émotion, nous devons nous remémorer une première fois où nous avons ressenti de la colère. Par la suite, après que l’émotion a été identifiée et nommée, nous avons plus de latitude pour observer des éléments corrélatifs, tels que le contexte, la situation, l’objet de l’émotion, ou notre rapport à l’émotion.
Nous pourrions faire la distinction entre la première fois historique et la première fois de la prise de conscience. Lorsque nous parlons de première fois historique, cela peut concerner la toute première fois que nous avons ressenti l’émotion, généralement durant l’enfance. En revanche, la prise de conscience se réfère à un moment où nous réalisons pour la première fois que nous agissons de telle manière. Jusqu’à un certain point, la personne ne savait pas qu’elle agissait de cette façon. Notons que la distinction n’est pas substantielle car sans la conscience du phénomène, nous n’en gardons aucun souvenir, donc nous n’en formons aucun antécédent. Cependant, les deux démarches peuvent présenter une nature distincte : la première est plutôt psychologique, reliant l’émotion à des expériences passées souvent inconscientes ; tandis que la deuxième est phénoménologique, impliquant une prise de conscience active et une réflexion sur notre propre comportement et ses déclencheurs émotionnels. Cette prise de conscience phénoménologique permet d’engager un travail de maîtrise par l’observation et l’analyse, plutôt que par un simple contrôle.
Le fait d’être émotionnel jugule la capacité d’analyse, tandis que l’hyperrationnalité refuse aux émotions leur place dans la physiologie individuelle. Généralement, il ressort que chacun se réclame soit d’un fonctionnement, soit de l’autre. Cependant, la question pose le problème de la primordialité : est-ce que les émotions régissent notre fonctionnement ou est-ce la raison ? Si nous comparons les deux, nous avons d’une part, un système sans émotion, un autre basé sur les émotions. Le plus évident, le deuxième met en avant l’émotion et va instinctivement rejeter la dimension analytique. Ne serait-ce que le fait de nommer une émotion « tu es en colère », « tu es joyeux », se voit suivi naturellement d’un « et alors ! » Réaction peu rationnelle d’indifférence ou de discrète provocation. L’entité rationnelle ne prévaut donc pas face à l’entité émotionnelle, loin s’en faut. La personne émotionnelle, qui aime ou est habituée à exprimer ses émotions, a des difficultés à analyser le phénomène de l’émotion, son déroulement, sa cause, ses conséquences également. Il y a un refus de prendre de la distance, de clarifier sa connaissance, seul le pouvoir obscur de l’impulsion et de l’immédiateté domine, maintenant la confusion. L’impulsion donne la force et la surprise, l’immédiateté donne l’exclusivité entre l’objet et le rapport à cet objet. En effet, c’est presque toujours la même chose qui nous émeut d’une certaine manière, et si telle émotion est récurrente dans un fonctionnement individuel, elle est probablement liée au même problème. Rendons-nous à l’évidence que l’émotion prédomine.
En ce qui concerne la personnalité analytique, l’émotion est quasi inexistante. La personne est souvent placide et est étrangère aux débordements. Mais il est possible de remarquer qu’elle n’est pas à l’aise avec les émotions, soit lorsqu’une autre personne devient émotive, soit lorsqu’on touche à des thèmes trop sensibles, qu’elle évite instinctivement. Cette gêne cache un dégoût ou une peur, qui sont des émotions. Le dégoût de la faiblesse, la peur du chaos et de la perte de contrôle, essentiellement. La personne analytique se révèle être souvent émotionnelle, mais « sous contrôle », ou bien cachée. Et si on le lui fait remarquer, la réaction prend la forme de l’agressivité passive, à travers une argumentation teintée d’un prêté pour un rendu.
La similitude entre les deux fonctionnements est frappante, mais il y a des différences notables : en particulier, la personne analytique est plus structurée que la personne émotionnelle. Qui dit structure, dit clarté, organisation, placidité, prévisibilité. Par contre, il lui est souvent reproché d’être froide, inhumaine, d’une certaine manière, et peu vivante. Face à elle, la personne émotionnelle est touchante, solaire, son contact est plaisant, voire galvanisant. Ainsi, l’extériorisation de l’émotion est intéressant dans le développement du leadership, car elle encourage plus facilement l’action et la prise d’initiative. Mais ce n’est pas l’équivalent de l’autorité, qui est sérieuse et rigoureuse, qui impose et ne cherche pas à être aimée. L’autoritaire est sombre et solitaire, tandis que le leader rayonne et est entouré.
En nous appuyant sur les trois personnes du singulier de la conjugaison : je, tu, il ou elle, nous tentons d’expliquer en quoi consiste la vision du monde du sujet. Nous laisserons de côté les pronoms sujets pluriels qui sont des dérivés des singuliers.
Dans le premier cas de figure, « je » suis le sujet de mon discours et l’objet de mon attention. « Je » me positionne au centre, ma perspective est égocentrée. Je pose ma vision du monde comme première, je suis en moi-même et je réduis d’autant mes chances de m’observer. Je suis trop proche, trop touché. Cependant, je suis le sujet de mes actions : j’y suis engagé car j’en suis l’auteur. Je fais des choix, ou pas, qui impliquent un schéma de pensée, des croyances, des affects. J’énonce un point de vue, dont je dois répondre, que je dois rendre clair à autrui. « Ce n’est que mon point de vue » est contradictoire : il reconnaît l’acte de juger mais se dédouane de ses responsabilités. La petitesse de soi est convoquée et l’idée proposée est abandonnée comme par honte. C’est se refuser sa capacité de penser par souci de ne pas paraître présomptueux. Dans la perspective de la première personne, autrui n’a pas, ou très peu, de place dans un fonctionnement égocentré. Exprimer une émotion revient à mettre en avant son propre être, sans se préoccuper outre mesure de l’autre, de ce qu’il ressent et de ce qu’il pourrait nous aider à comprendre. D’une certaine manière, nous pourrions considérer que cette attitude est aux antipodes de l’authenticité, car en imposant notre point de vue, nous le rendons arbitraire et purement subjectif. La différence de point de vue n’a pas de sens, il n’y en a qu’un, le nôtre. Néanmoins, poser l’émotion revient à pratiquer l’aveu du phénomène et de ma finitude, clarifiant ainsi la connaissance de moi-même.
La deuxième personne « tu » opère la distinction entre le sujet et l’objet, entre une personne et son interlocuteur, tout en maintenant un vis-à-vis, une immédiateté. Il y a un acte de rapprochement et de dialogue. « Je » laisse la place à « tu », en fais le centre du discours, « tu » deviens objet de ma conscience. Car, cela ne veut pas pour autant dire que « je » disparais, puisque « tu » impliques un « je ». Deux sujets sont en présence l’un de l’autre, il y a réciprocité.
Dans le troisième cas, « il » ou « elle » est loin, la relation est distendue ou indirecte ; « il » ou « elle » fait un écart tel que seul l’objet reste présent dans le propos. Je ne suis pas en relation directe mais il y a présence à ma conscience. Et l’interaction est peut-être plus tranquille car moins dans l’immédiateté. Je ne suis plus tellement « je », puisqu’il n’y a pas de « tu », je ne suis plus dans l’action et le dialogue à proprement parler, mais plutôt dans l’observation. Dans l’observation, il y a l’observateur et l’observé. J’observe, il est observé. Il peut s’agir de ma relation à une autre personne, ou bien d’un rapport à moi-même.
La perspective de la deuxième personne, dans le dialogue, nous pousse à la fois hors de nous et nous renvoie à nous-même. Dans la majorité des situations, elle produit une interaction avec autrui, à qui nous reconnaissons une conscience. « Reconnaissance » ne dit pas « unilatéralité » ou « unidirectionnalité », mais « réciprocité », parce que les individus en interaction sont en même temps en train d’interpréter et d’être interprétés par l’autre. Mais ce qui est le plus curieux dans tout cela, c’est que nous nous rendons compte de cette attribution mutuelle, ce qui conditionne et détermine le contenu de celle-ci. Cette perspective est pleine d’actes perlocutoires, qui accompagnent le langage pur, qui sont ceux qui produisent des effets divers sur les sentiments de la personne destinataire. Cette perspective nous permet d’interagir d’une manière spécifique : en donnant du sens, en attribuant des émotions, en participant, et comprenant implicitement et pratiquement, en partageant. Je n’ai pas peur d’être surpris par la nouveauté ou la spécificité. Comprendre l’autre requiert simplement d’observer ses actions, ses mouvements corporels et faciaux pour postérieurement se voir en capacité d’inférer sur ce que l’autre est en train de ressentir ou de penser. Ce phénomène consiste donc en l’activation d’un mécanisme psychologique, l’empathie, dont l’intérêt est de reconnaître les émotions d’autrui, ce qui assure d’adapter notre comportement.
Que veut dire « sortir de nous-même » ? Par la question « qu’est-ce qui se passe ? » Ou celle-ci « qu’est-ce que c’est ? », il est possible de sortir de nous-même, de notre condition sensible, émotive, en pensant en tant qu’autrui, bien que notre propre fonctionnement serve de base ou d’attache. Être hors de nous-même et être dedans, nous arrêter dans notre flot habituel et activer la pensée. Il ne faut pas nous précipiter, ne pas être dans l’immédiat, mais plutôt regarder. Là, il ne s’agit pas de « sortir de nos gonds », mais bien de nous observer dans la situation en question. Cette perspective nous permet d’avoir à chaque fois une vision différente de nous-mêmes, et en même temps de la rendre familière. Nous pouvons nous penser à nouveau, en remarquant un aspect et son contraire conjointement. La prise de conscience est déclenchée par la nouveauté, l’inconnu, l’inattendu. Il y a bien des choses que nous connaissons et dont nous ne sommes pas conscient. La meilleure façon de conscientiser notre savoir est de le questionner, de l’examiner sous un angle différent ou extérieur. Cela entraîne donc nécessairement un contraste, une nouveauté. Ainsi, si nous sommes conscient, c’est grâce à un renouvellement de ce savoir, qui finirait par s’effacer ou s’oublier s’il ne subissait pas cet examen. Plus nous sommes conscient, moins nous sommes surpris. Alors que, dans son attachement au sensible, aux choses de la terre, l’homme est centré sur lui-même, dans la considération de sa vie, plus qu’il ne cherche à « prendre de la hauteur » afin de tendre vers une réflexion plus générale, détachée.
Il apparaît un paradoxe : si nous faisons attention aux écrits philosophiques, la tendance d’un auteur est de mettre en avant une théorie qui semble établir son propre système ; mais en réalité son fonctionnement premier, qui n’est pas souvent évident à la lecture, tient de la position opposée. Il en résulte cette remarque que l’authenticité se place dans ce qu’il refuse de lui, en tant qu’il ne le tient pas pour acquis. Après avoir établi ce qu’il est, il considère nécessaire de tendre vers son contraire, d’expérimenter l’inconnu, étrangement part de lui, celui qui apparaît dans le miroir, en face de lui ; en prenant des exemples concrets, nous pouvons dire que l’homme considéré comme moral et rationnel pourra être accusé d’arrogance et de dogmatisme. Ou encore, celui prônant une vie passionnée a vécu alors une existence plutôt solitaire. Ou bien, celui qui aimait les soirées au coin du feu entre amis, proposerait des pensées subversives. Il n’est pas question d’oublier ce que nous sommes, ou ce que nous pensons être, de réitérer l’histoire de Dr Jekyll et Mr Hyde, mais d’y donner du répondant, de favoriser le processus dialectique entre deux tendances opposées et faisant notre unité. C’est faire passer la connaissance de soi par un processus de banalisation, perception de soi-même en tant qu’être limité et fonctionnant selon une routine et des normes. Ce qui implique d’un côté la connaissance et l’acceptation de soi, et d’un autre une non-suffisance du soi. En revanche, nous pourrions nourrir quelque soupçon envers des théories martelées au sujet de la bienveillance, l’ouverture et le non-jugement, qui peuvent être prônées par des personnes fermées à la critique et qui tendent à véhiculer des opinions toutes faites. La démarche philosophique est au contraire un travail exigeant fait de rigueur et d’abnégation, une quête structurée d’une pensée consciente d’elle-même.
Dans le cas où nous sommes face à une personne à qui « tout nous oppose », nous pouvons nous demander quel est l’antagonisme. Dans notre relation à autrui, nous retrouvons notre rapport à nous-même. Autrui est notre miroir dans le sens où il nous montre une partie de nous, celle que nous ne voulons pas voir, accepter, adoucir, ou au contraire celle qui est trop réduite à notre goût. Comme dans le drame Dr Jekyll et Mr Hyde, nous sommes le siège de contradictions. Nous oscillons entre deux extrêmes, chacun à sa manière. Soit nous aimons voir en autrui ce qui est familier en nous, de fait, nous recherchons notre ami, notre frère. Dans ce cas, celui qui présentera la tendance contraire ne sera pas apprécié. Soit nous recherchons notre opposé, ce qui nous impressionne, ce que nous avons du mal à être, par conséquent, nous ne serons pas intéressé par celui qui « souffre » du contraire, sa privation de la qualité convoitée lui ôtera toute valeur. Donc, soit nous voulons être conforté dans une image de nous-même, soit nous fuyons ce que nous sommes.
Ces deux aspects peuvent être considérés dans un processus de prise de conscience et de positionnement du fonctionnement individuel. Ainsi, de façon primaire, nous avons une idée intuitive de deux extrêmes opposés. Et comme ils ne sont pas parfaits, ou absolus, car il leur manque les avantages de l’autre extrême, nous oscillons entre les deux sans vraiment nous poser. Illustrons cette observation par l’exemple suivant. Le respect des règles apporte l’avantage de la discipline, et le désavantage de ne pas être libre d’agir à sa guise. Dans le cas opposé, l’absence de règle rend toute action possible, mais installe du chaos. Puis, dans une deuxième étape, nous sublimons les avantages d’un extrême et nous diminuons ses inconvénients, quelles que soient les motivations à cette inclination. Ainsi le projet d’existence devient clair, nous identifions des tendances, même si les raisons et les mécanismes qui les sous-tendent peuvent en certains cas rester obscures, ou source d’interprétations diverses. Avant tout, il s’agit de choisir et d’accepter les conséquences de ce choix. Reste la dernière étape, nous pouvons choisir un extrême ou l’autre en fonction des situations. Nous agissons selon l’axe du moment, nous sélectionnons les éléments les plus pertinents, nous adoptons un comportement, sans pour autant le considérer déterminant ou condamnant, ce qui apporte de la flexibilité et de la tranquillité.
Cette attitude flexible requiert une suspension du jugement et l’arrêt du brouhaha mental car elle nécessite de l’observation et pas d’imposer à notre compréhension un système préétabli d’interprétation. Et à être trop près, nous y voyons mal, mettons-nous donc à distance de nous-même pour avoir une meilleure vision. La mise en perspective permet alors d’ouvrir le champ de vision et de créer de l’espace, elle dessine mieux la forme de l’objet de nos attentions. C’est ainsi autant une posture psychologique et existentielle qu’une compétence cognitive, car elle entraîne une attitude de retrait et une connaissance claire. Et nous pouvons l’appliquer à tout objet, à toute situation, à nous-même. Lorsque deux personnes regardent le même objet, elles représentent deux points de vue distincts. Observer le même objet nous amène à considérer certains de ses éléments de la même manière. Ainsi une balle sera ronde pour les deux points de vue. Par contre, elle sera plus éclairée pour l’un, car face à une source lumineuse, tandis que pour l’autre, la balle paraîtra plus sombre, si la balle s’interpose entre la lumière et son regard.
Tout d’abord, l’effacement peut être considéré comme une forme de détachement émotionnel, qui implique de se libérer de l’attachement excessif à soi-même, aux autres ou aux choses matérielles. Cette capacité à se détacher peut favoriser une plus grande stabilité émotionnelle et une plus grande résilience face aux difficultés de la vie.
Ensuite, l’effacement peut également être vu comme une forme d’humilité, qui permet de reconnaître que nous ne sommes pas le centre de l’univers et que nous avons des limites en tant qu’individus. Cette prise de conscience peut être bénéfique pour notre fonctionnement mental, en nous aidant à accepter nos faiblesses et à développer une plus grande tolérance, voire à ne pas souffrir outre mesure.
Enfin, l’effacement peut être considéré comme une forme de transcendance émotionnelle, qui donne la capacité de voir les choses en leur généralité, « the big picture » en anglais, d’identifier l’essentiel, de le nommer, ce qui permet de repérer leurs principales implications et de les interroger. Cette dimension peut apporter un sentiment de sérénité et de limpidité, ce qui favorise à son tour l’usage de la raison.
D’une certaine façon, nous avons reculé, face à l’autre. Nous ne nous sommes pas mis en avant. Il semble que reculer soit un geste à la fois évident et surprenant : si nous voulons nous décoller, alors naturellement nous faisons un pas en arrière, et pourtant l’emportement que nous connaissons au moment de l’émotion est généralement un mouvement en sens inverse, à part, dans une certaine mesure, dans le rejet et la fuite. Nous pouvons reprendre le principe de résistance de la matière qui pose que deux objets ne peuvent se matérialiser à la même place et en même temps, nous le comprenons bien lorsque nous posons notre tasse de café sur la table, impossible d’en mettre une autre à cet endroit. Nous pourrions faire l’analogie avec l’individu, en tant que corps, de même en tant que conscience. Si nous ne pouvons être à la même place que l’autre en même temps, l’un doit céder la place à l’autre. En reculant, nous obéissons à un commandement, celui énoncé par le visage d’autrui. Nous devons stopper notre mouvement naturel d’avancer et prendre la responsabilité de cette relation à l’autre. Dans l’effacement se fait une prise de conscience, inhérente à la connaissance et la compréhension des émotions. Accéder à l’être, c’est voir en creux, se mettre en abstraction, en effaçant son « je ». L’effacement est une prise de recul par rapport à ce que nous sommes, par rapport à ce que nous croyons être. Il nous amène à distinguer nos désirs d’avoir et d’être de ce que nous sommes de façon irrévocable et irréductible. C’est également retrouver ce que nous avons en commun avec autrui, ce qui fait sens par delà nos différences psychologiques et empiriques.
Il y a un intérêt très important à connaître nos émotions et notre rapport à elles : c’est qu’elles ne doivent pas être un enfermement, une unique connaissance de l’événement, du monde. Et le geste de prendre de la distance par rapport à soi, en tant que philosophie existentielle, n’est pas dans l’intention de se mécaniser, se déshumaniser ou devenir un être insignifiant ; c’est plutôt pour s’accorder une liberté, par un meilleur savoir, qui passe par une modération. Par exemple, en pratique philosophique, « modérateur » est un terme utilisé en anglais comme équivalent à « animateur », il est là pour organiser, équilibrer, faciliter l’échange en veillant à la compréhension d’un ensemble de règles, ou d’une méthode. Il est la représentation de ce qui se passe dans l’esprit, le travail de l’objectivité, de la pensée qui se pense elle-même.
Ainsi, l’émotion, en tant que phénomène mental et physiologique, s’intègre à notre système de pensée, se glisse dans nos souvenirs, mais doit passer. Elle est simplement une partie de notre système individuel, et ne doit pas y prendre plus de place, au risque de perdre sa légitimité. Nous sommes fait de rationalité et de sensibilité, de ce fait, laisser les émotions prendre le pas sur l’esprit, imposer leur chaos, renfermerait le fonctionnement individuel sur lui-même. Reculer signifie aussi céder la place, et passer son chemin ; ne pas inscrire tout notre comportement sur la base d’un choc, faire acte de générosité, ne pas nous laisser aller au ressentiment. C’est aussi se distancier du monde et sortir de l’impulsion. En effet, le choc entraîne une souffrance plus ou moins vive et le désir de s’en défaire. Une des options pour annuler ou réduire la peine est d’accuser ou de rejeter la faute sur quelqu’un, ce qui fait que nous maintenons un schéma de victime avec les tourments qu’il implique. Donc, il est possible de refuser d’entrer en cet état, faire acte de générosité envers soi-même, accepter autrui tel qu’il est avec ses erreurs et faiblesses, ne pas automatiquement rechercher un coupable à notre souffrance. Mieux vaut tenter de la dépasser et s’épargner des émois inutiles. Pour cela, le fait de poser un jugement, acte parfois jugé barbare, délimite et peut soumettre désormais notre objet à l’examen.
Bien sûr cette attitude inquiète parce que personne ne veut être effacé, disparaître, c’est comme mourir, c’est comme choisir de se suicider, c’est comme devenir le néant tout de suite et par décision propre ; cela fait peur, cela pose problème. Parce que nous existons, nous ressentons des choses, nous sommes empli d’informations corporelles et mentales, et, en plus, nous avons une constante envie de vivre, de telle façon que mourir à nous-même est contradictoire avec cet élan : ce n’est pas un processus naturel. C’est à cause de cela que nous imposons de nos jours une conception galvaudée de l’ego psychologique, qui le présente comme un poids ou une entrave dans notre façon de vivre, d’interagir avec autrui, alors qu’il est philosophiquement l’entité de celui qui est et fait acte de volonté. L’ego est dévalorisé, décrié, alors qu’il est le fondement de notre existence, la tête pensante. De même que nous essayons d’oublier ce qui évoque la mort, il en va de même avec la douleur, l’insignifiance, la finitude, le néant. Nous ressentons tout ce poids quand nous décidons de nous effacer, tout ce que nous avons accumulé, et voulu « garder pour nous ». Nous ne voulons pas perdre la possibilité de décider, de changer, d’intervenir, d’être, d’exercer un pouvoir. Nous ne voulons pas lâcher prise.
Ainsi, l’effacement se retrouve dans la problématique du jugement : pour tenir compte du jugement d’autrui, voire du nôtre, nous devons plonger ce que nous appelons souvent l’ego – personnalité ressentante – dans le silence et nous ouvrir à une vision extérieure, dont nous présumons qu’elle peut être une compréhension de nous. Or nous avons de l’appréhension à être impacté par autrui, à accueillir la réalité comme si elle était étrangère à nous-même, comme si tout subtil changement de notre vision des choses était la perte de la légitimité de notre existence. Tout autant, qu’une espèce de morale insiste pour ne pas peser sur la vie d’autrui, dérivant peut-être du principe que nous ne faisons pas à d’autres ce que nous ne voulons pas subir, tandis que nous nourrissons le secret désir d’être une influence pour l’autre. Par exemple, celui qui ressent de la joie, n’hésite pas à l’exprimer, car c’est une émotion positive et qu’elle est contagieuse dans une certaine mesure. Néanmoins, le joyeux s’attendrait ou ferait volontiers en sorte que celui qui ressentirait de la tristesse, de la colère ou de l’anxiété, devienne sensible à cette joie.
Dire que l’herbe est verte est déjà un jugement. C’est quelque chose de subjectif puisqu’elle n’est pas verte d’une façon absolue. Par exemple, les daltoniens peuvent la voir marron, ou grise. Si nous sommes trop près, nous voyons quelques brins d’herbe, peut-être un peu sombres. Si nous sommes trop loin, nous voyons un champ vert, peut-être plus clair, sous la lumière du soleil. Être à une bonne distance serait par exemple de pouvoir voir la couleur et la multitude des brins, ou d’entendre le bruissement de l’air parmi ceux-ci. Juger est donc la capacité de l’esprit à se représenter une chose et à lui donner un nom. Or celle-ci est souvent la victime de biais de différentes natures : attentionnels pour lesquels nous pensons percevoir correctement la réalité (illusions), mnésiques, pour lesquels nous nous rappelons facilement l’information la plus fraîche (récence), ou pour lesquels nous jugeons plus positivement une situation, une personne déjà rencontrée (simple exposition), de jugement pour lesquels nous jugeons en évitant de prendre en compte tout élément indistinct (ambiguïté), ou au contraire en généralisant (préjugé), ou encore en tenant compte seulement de nos réussites (autocomplaisance), en résistant au changement (effet de statu quo) ou en exagérant la fréquence d’un événement (effet râteau). Quant aux biais de raisonnement, ils nous font choisir des informations qui confirment facilement notre opinion (confirmation d’hypothèse), ou dont l’évidence nous fait oublier d’autres points importants (effet d’appariement), nous font réinterpréter pour éliminer les contradictions (dissonance cognitive), ou encore nous font tenir notre savoir pour définitif (réification du savoir). Certains sont liés à la personnalité, comme la conformation à la culture, qui véhicule des mœurs, ou l’optimisme irréaliste qui nous fait penser meilleur qu’un autre dans la gestion d’un risque.
Visiblement, nous commettons assez fréquemment une « erreur », car tout élément d’ordre objectif ou subjectif est envisagé dans un éloignement plus ou moins marqué de la réalité. En effet, si nous ne prenons pas le temps, et la peine, de nous arrêter un instant pour observer, nous prenons spontanément le tout et posons un jugement immédiat, ou à l’inverse, nous nous concentrons sur un détail. Car des choses nous frappent plus que d’autres, et cet impact fait souvent l’affaire pour effectuer l’appréciation. Si généralement nous nous en contentons, cela tient plutôt d’un fonctionnement confus et superficiel. Mais qui pourrait s’en douter s’il ne se pose pas la question de savoir si le jugement est adéquat ? Cela pose problème plus particulièrement dans le rapport à autrui : le principe selon lequel il n’est pas bon de juger les autres en est l’illustration. Bien qu’en prononçant cela, c’est l’ironie de ce principe, nous nous contredisons, puisqu’ainsi nous émettons un jugement en désapprouvant le comportement d’autrui. Ce qui nous amène à la réaction très courante de considérer le jugement comme une « erreur sociale », car il fait catégoriser la personne, par conséquent la condamne, soit-disant, à une certaine image auprès des autres. C’est comme si cela devait l’empêcher d’agir ou d’être, a priori, surtout de cacher une réalité qui est pourtant visible pour celui qui a un don minimal d’observation. Et c’est un peu cette accusation qui se produit : le jugement est dit hâtif car il ne tient pas compte de certains détails de la personne. C’est en effet l’enjeu du jugement, il se présente selon un point de vue, portant une certaine interprétation, et ainsi, une certaine trahison de ce qui pourrait être appelé une vérité pure de la personne. Mais qui détiendrait cette vérité pure ? Plutôt la personne observée ou l’observateur ?
Rien de bien répréhensible dans le jugement pourtant, mais il génère nombre de difficultés pratiques, dans notre communication par exemple. En l’occurrence, car les temps sont à la psychologisation, nous rencontrons souvent la réclamation de bienveillance et de respect. Ces termes tendent à être galvaudés car ils sont utilisés dès que la situation paraît inconfortable, afin de poser des limites à toute personne désirant aller à la rencontre de l’autre. Ainsi donc, interdit de poser des questions, qui sont déjà un jugement négatif, énonçant un problème, une remise en question. Le fonctionnement est le suivant : comme l’individu doit défendre une certaine image de réussite et de force dans la société, car les gens n’aiment pas les faibles et les incertains, il doit opposer une attitude rigide ou fuyante, offrant une résistance à toute épreuve contre l’intrus. Donc, il faut être conciliant, complaisant, respectueux, bref, bienveillant. Ainsi chacun est chez soi, tandis que les vaches sont bien gardées. Derrière tout cela, il ne faut pas toucher à l’être. Lorsque nous affirmons une chose, cela sous-entend que nous savons ce que c’est, du moins un minimum. Cela implique nécessairement une apparence, un premier abord, puis des éléments intrinsèques. Concernant une personne, il en est de même, le jugement se base sur des informations visuelles, interrelationnelles, qui font référence à des hypothèses sur des informations moins visibles mais cependant logiques, des présupposés. Mais le jugement ou l’interprétation étant subjectifs, plus ou moins, il devient très facile de reprocher à l’auteur du jugement d’être la cause de notre déconvenue. Il est évident que quand c’est positif, le problème devient quasiment inexistant.
Cette intouchabilité accorde un aspect religieux à la personne, du moins à une de ses facettes, qui sera un « concept tabou ». Cependant, cela vient conjurer notre désir, qui pointe parfois, et plutôt dans des moments d’impuissance plaintive, de comprendre pourquoi nous agissons ainsi et pas autrement. Mais l’intouchabilité concerne notre jugement en lui-même, une fois que nous avons qualifié quelqu’un, il est impossible de s’en détacher : c’est là qu’est le danger de cette vue. Nous ne considérons l’autre qu’à travers ce que nous avons vu de lui et nos réactions en découleront logiquement. L’exercice intéressant à faire, et c’est ce qui donne la liberté, est de prendre en considération chaque moment de notre interaction avec autrui, indépendamment de ce que nous savons déjà. Il s’agit donc de sortir d’une prise de position déterminée et d’aérer l’espace confiné de la relation. Hypothèse tout à fait valable en ce qui concerne la vie de couple, surtout lorsque vient le moment des reproches.
Arrêtons-nous un instant sur la formation de la prise de conscience. Bien que ce soit une expression un peu obscure et qui risque de nous ramener dans des considérations plutôt psychanalytiques, il semble possible d’en effectuer un découpage qui permet de visualiser des étapes pratiques pour nos ateliers.
Nous proposons quatre degrés de conscience tels que :
1) S’exprimer : est-ce que la personne sait ce qu’elle dit ?
2) S’écouter : est-ce qu’elle peut réentendre ce qu’elle a dit ? (Que ce soit provenant d’elle-même ou de l’interlocuteur)
3) Se comprendre : est-ce qu’elle est consciente de la signification de ses paroles pour autrui ?
4) Se juger : est-ce qu’elle pense que c’est cohérent avec son fonctionnement général ? (Et de quelle façon ?)
D’un point de vue neurophysiologique, les niveaux de conscience peuvent être les suivants : l’hypervigilance, la vigilance attentive, la vigilance relaxée, la rêverie, le sommeil et le coma. Les médecins utilisent cette échelle pour mesurer le niveau d’affectation de l’attention, moyen pour jauger la conscience chez le patient. Il a été relevé que la maîtrise des émotions se met en place plus facilement en état d’hypervigilance ou de vigilance attentive, elle se réduit d’autant dans les degrés inférieurs. Pour nous exprimer, nous devons être attentif à notre but, à ce que nous voulons dire, à ce que nous souhaitons que l’autre sache, ce qui constitue le degré de conscience élevé.
À travers les cinq sens, l’audition, le toucher, l’odorat, le goût, la vision, nous établissons un rapport entre l’état interne et l’extérieur.
Des questions similaires peuvent d’ailleurs s’appliquer au système corporel, puisque nous avons fait le parallèle entre l’esprit et le corps :
1) est-ce que la personne se voit faire un geste au moment où elle le fait ?
2) est-ce qu’elle se revoit le faire au moment où nous lui posons la question ?
3) est-ce qu’elle est consciente de la signification du geste ?
4) est-ce que celui-ci fait sens vis-à-vis de son système habituel ? (Et de quelle façon ?)
Si nous prenons en compte l’hypothèse de la séparation du corps et de l’esprit, nous pouvons considérer que l’émotion est plutôt physique, c’est elle qui met le corps en mouvement. Nous le voyons au comportement des émotifs, leur gestuelle est expansive, leur regard est brillant, le rythme de leur propos est haché. Si nous observons une personne cérébrale, peu de choses vont émerger de sa communication, les signes resteront imperceptibles. Les émotions seront donc présentes, mais endiguées.
Nous pouvons aussi nous demander si l’information passe obligatoirement par le corps, ou s’il est possible de rester à un niveau intellectuel. Connaître son émotion intellectuellement uniquement semble relever aussi du défi, disons que cela fait appel à la description, la nomination, la comparaison pour déterminer ce qui est ressenti, et les implications, mais aussi à la mémoire, amenant l’analyse à utiliser le vécu. Cela peut ressembler à un non-sens de dire que l’émotion ne serait qu’un phénomène intellectuel, sans mouvement physique. D’autant que si nous nous référons à l’usage primaire des émotions, elles sont utiles à développer des réflexes de défense ou d’action, des comportements qui ne nécessitent pas de réfléchir avant de se réaliser.
Est-ce qu’il est possible de donner uniquement une solution corporelle au problème de l’émotion ? Non, et c’est cela qui perd les personnes persuadées du contraire : ainsi elles se droguent, sont boulimiques, anorexiques, alcooliques, fumeuses, etc. L’attachement au substitut, en plus d’être parfois causé par un de ses ingrédients et par l’apparente satisfaction qu’il apporte, est de l’ordre affectif. Il en ressort une dépendance à la satisfaction de ses besoins, de ses manques plus particulièrement : nous cherchons à transformer le mal-être, si minime soit-il, en bien-être, la certitude d’un geste qui aboutit à un résultat instantané. Un autre aspect viendrait contredire cela si nous observons les sportifs de haut niveau qui doivent compartimenter leur fonctionnement en particulier en s’astreignant à une pratique régulière et intense. De cette façon, ils se rendent capables d’appliquer instinctivement, comme si c’était leur nature première, des gestes maintes fois répétés et efficients. Si les émotions intervenaient dans ces rouages, le système serait cahotant et soumis à trop d’incertitudes.
Séparer les facettes de notre fonctionnement serait l’objet d’une trop grande lutte interne, provoquerait une folie réelle, même si la distinction permet de connaître tout autant que la confrontation car elles posent des limites à des unités. Au moment de l’action, nous sommes partagé entre l’élan naturel et une remise en question de cet élan naturel, ce qui génère du doute, voire de l’anxiété dans des enjeux plus intenses. Par exemple, je dois effectuer des tâches administratives qui m’ennuient particulièrement, je lutte contre le refus de les faire. A cause de cela, leur réalisation me prend plus de temps que nécessaire.
Nous pourrions prendre comme hypothèse que le corps et l’esprit s’influencent mutuellement, car ils sont dans une même entité, observer l’un éclaire notre connaissance sur ses interactions internes et de les comprendre avec l’autre. Il s’agit d’attribuer au corps ce qui tient du phénomène physique ou à l’esprit ce qui est du domaine de la pensée. Cela semble a priori un truisme, mais il arrive souvent qu’une joie ou un mal être soit ressenti sans que nous en connaissions véritablement le siège. Le ressenti pourrait être d’origine physique et générer un certain type de pensées et tout autant d’origine psychologique influençant le fonctionnement du corps. Donc, l’idée est de mettre des mots sur un ressenti, un symptôme, une pensée. Ceci implique de prendre de la distance par rapport à ce qui est observé, même si nous y accordons notre attention et que nous nous mettons en lien avec lui. Ainsi, le principe est de faire un travail de distinction à l’intérieur même de cette unité formée par le corps et l’esprit, vu que l’un ne peut pas aller sans l’autre. Le travail de proprioception, qui est la conscience du corps, conduit à un rattachement de l’esprit avec le corps, par la création d’une sorte de zone tampon. La zone tampon est un espace qui réunit deux types de prise de conscience, celle du phénomène physique présent, et celle des pensées qui l’accompagnent. Par exemple, j’apprends une mauvaise nouvelle qui génère mon inquiétude. Je sens mon cœur s’accélérer et le rouge monter à mes joues. Mes sensations physiques me signalent mon inquiétude, tandis que mes pensées se concentrent sur la mauvaise nouvelle et ont du mal à s’organiser pour prendre une décision par rapport à celle-ci.
A cet effet, le langage est un bon outil pour nommer d’une part, et de réguler, d’autre part. En effet, l’identification rend possible la modification de certains processus intellectuels ou émotionnels. Et cela permet ainsi le développement et l’expression de l’empathie : envers nous-même d’une part, puis envers autrui, même si les signes pris en compte sont différents en fonction de qui nous regardons.
L’intelligence émotionnelle peut être mesurée en utilisant un quotient qualitatif, qui prend en compte plusieurs éléments. Le premier élément est la compréhension de nos propres émotions et impulsions. Cela signifie que faire preuve d’une intelligence émotionnelle, c’est être capable de reconnaître ses propres émotions et de les relier à ce qui les provoque. Pour mieux les appréhender, il convient de méditer, de tenter de retracer leur processus en sens inverse, de façon libre, sans chercher à obtenir un résultat probant ou une certitude sur leur causalité. Quand nous les appréhendons mieux, nous pouvons naturellement mieux les dominer et, de ce fait, il nous est plus facile de prendre des décisions éclairées. Le deuxième élément est donc la capacité à maîtriser ses émotions. Ceci permet de réguler les émotions et de les exprimer de manière appropriée. Le troisième élément est la valorisation des émotions des autres. Les personnes ayant une intelligence émotionnelle sont capables également de comprendre les émotions des autres et de les respecter ou d’agir en fonction d’elles. Cela aide à communiquer efficacement, à résoudre des conflits de manière constructive ou à s’en extraire.
Il est important de comprendre et de gérer nos émotions. La capacité à gérer les émotions peut être développée grâce à une formation, à une démarche méditative ou une thérapie, qui peut améliorer l’équilibre entre la rationalité et l’émotivité. Le développement de cette capacité prend du temps, bien que certaines compétences puissent être innées. La compréhension des émotions nécessite d’être attentif aux changements, et aux signaux, subtils ou évidents, dans les sentiments ainsi que dans nos relations. Il s’agit d’observer et de reconnaître les effets physiques, gestuels et verbaux, ainsi que les résistances que les émotions peuvent engendrer. Identifier nos émotions, mettre des mots dessus, évite qu’elles ne dégénèrent et peut même servir à avertir autrui. Cette démarche de connaissance de soi et d’autrui est avantageuse dans toute situation, dans les relations quotidiennes, autant personnelles que professionnelles. Tandis que si on maintient une émotion en arrière-plan, elle se stigmatise et risque de dévier vers des enjeux interpersonnels, de s’éloigner de l’objet de l’échange.
Les émotions sont formées selon certains critères qui sont plus ou moins présents en fonction de la nature de l’émotion. Les critères sont les suivants : la nouveauté de la situation, la positivité ou la négativité de la situation, l’avantage propre dans un projet de vie, le rapport aux principes régulateurs personnels ou valeurs, et la capacité de maîtrise de soi, de ne pas se laisser aller à l’excitation. Par exemple, la surprise ne prend en compte que les deux premiers paramètres puisque c’est une réaction naturelle à tout changement, ou mouvement, dans un système de préservation. Tandis que la colère associe le problème de la nouveauté avec une puissante réaction négative face à l’écart entre l’objet de la surprise et les idéaux personnels.
Les émotions nous en apprennent beaucoup sur nous : ainsi, les affects sont au nombre de trois principaux, tels que la joie, la tristesse et le désir. La joie augmente notre motivation à agir, d’une part, et d’autre part, nous apprenons la joie par comparaison entre des situations. Quand nous faisons une chose correctement, par exemple, nous effectuons des gestes agréables et non dangereux pour les autres. Ceux-ci, à leur tour, adoptent un comportement réceptif, nous comprenons alors que ce que nous venons de faire est quelque chose de positif. Avec le temps et la répétition des actes, nous prouvons que nous pouvons agir en écho aux comportements des autres. Ainsi fait, nous nous familiarisons avec les mécanismes de la joie. Nous en déduisons aussi que les autres ressentent la même chose et qu’ils fonctionnent sur cette même base. Ce qui établit une certaine relation de confiance et de sérénité. Par comparaison, et par prise de conscience, grâce à la perspective de la deuxième personne et à l’attention conjointe, nous arrivons à discerner qu’un acte est bien ajusté aux circonstances. Ainsi nous pourrions dire que la joie est comparative et éducative. A l’inverse de la joie, la tristesse diminue notre motivation à agir, qui plus est, elle renferme sur soi. Quant au désir, bien qu’il provoque des affects tristes lorsqu’il n’est pas satisfait, il est néanmoins notre moteur lorsqu’il s’agit de conserver notre être et de viser la satisfaction sur le plan empirique. Cette dernière peut prendre la forme de la vertu, forme de haute connaissance, composée d’idées le plus en adéquation possible avec la réalité.
Par ailleurs, c’est grâce aux émotions que nous pouvons retenir une poésie telle que « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant », premiers vers très connus, et beaux, ou que tout événement marqué d’une émotion reste gravé plus profondément dans l’esprit, intellectuel, autant qu’affectif comme la venue d’un animal à la maison. Sans émotion, pas de mémoire, nous ne pouvons rien apprendre, en effet, la mémorisation n’est pas un pur mécanisme, c’est une mise en relation. Elle rend l’apprentissage significatif, instantané, donc plus efficace. Désir d’être au monde ou étant déjà au monde, l’émotion est cette subtile force qui nous pousse à nous imprégner de ce qui nous surprend et nous attire, mais aussi à nous tenir loin du mal ou du déplaisir. Tel l’enfant avide, mais simplement, d’absorber ces petites et grandes choses qui font la beauté et la curiosité de l’existence.
L’intention est un mouvement intérieur et mental qui va générer une action, elle va en poser le cadre. Elle est une forme organisée de la pensée et prépare à l’action. Elle est une auto-manipulation de l’esprit, car nous nous mettons en condition pour faire la chose. Ceci étant dit, l’intention n’étant pas l’action elle-même, elle se place plutôt sur le plan de la fixité, alors que l’action est un mouvement, dans le présent.
Ce qu’ont en commun l’émotion et l’intention, c’est tout d’abord le fait qu’elles expriment une subjectivité, une identité. Également l’autojustification est le système complaisant par lequel émotion et intention vont invoquer une bonne raison d’agir, pour se défendre, voire se déresponsabiliser, d’un acte dont autrui pourrait interpréter les aspects négatifs ou les conséquences néfastes. Ainsi, une création de réalité peut effacer les faits et arriver à mettre en avant des arguments subjectifs face à une compréhension objective. Le rapport au monde est quelque peu déconnecté et peut révéler un fonctionnement égocentrique, celui d’une personne qui ne tient pas compte d’une extériorité. Parler de son intention, c’est parler de soi, tout autant que l’émotivité revient à exprimer son être.
Nous avons une tendance à mécaniser le processus émotionnel, en définissant spontanément quelques types de situations, de façon assez catégorique.
L’intention que nous pouvons suspecter ou déduire soi-même de son émotion est différente de l’interprétation faite par autrui – interlocuteur ou observateur. Sans pour autant prôner qu’autrui « a raison » par rapport à nous-même, le regard distancié apporte cependant une certaine objectivité dans la compréhension des choses, du moins pose un jugement qui mérite d’être entendu. A priori, le minimum de conscience que nous pouvons avoir de notre état émotionnel provient de la connaissance que nous formons sur les « besoins » inhérents (se défendre, s’exprimer, etc.). Cette conscience, néanmoins, d’un besoin n’implique pas d’intention, c’est-à-dire que ce besoin est plutôt spontané ou habituel. Nous pouvons difficilement prêter une intention à l’acte commun de manger, l’action étant banale, nous en oublions son objet, nous faisons.
Si nous prenons pour exemple le petit, chez l’homme ou l’animal, celui-ci n’a pas la conscience instinctive de se nourrir, mais par l’habitude du processus de l’alimentation, sous quelque forme que ce soit, prend conscience de la nécessité de s’alimenter.
l’intention et la volonté : un désir fort qui donne l’impulsion pour une action potentielle, et en même temps ce désir est velléitaire car il n’est pas nécessairement suivi de sa réalisation, dans l’action. L’intention est plutôt une prévision, avant d’être une action. L’émotion étant spontanée, est différente de l’intention qui est plus organisée. Cependant, l’émotion a une raison d’être intentionnelle car elle a un objet ou une cause, même si ce phénomène peut se faire de façon inconsciente.
Prenons un homme qui pompe de l’eau au village pour empoisonner les habitants, puis un autre fait le même geste – en apparence – car il veut boire. Le poison est toujours dans la citerne du village. L’action est la même dans les deux cas, ils pompent de l’eau, et le résultat est aussi identique, ils empoisonnent le village. Mais la différence réside dans sa signification à la lumière de l’intention. Si nous continuons l’analogie avec l’aspect systématique que nous découvrons dans le système émotionnel, nous nous rendons compte que deux intentions ou pensées différentes peuvent provoquer en nous la même émotion. Par une pensée analytique, nous en arrivons donc à comprendre ce qui nous meut, pour enfin choisir ce qui nous émeut.
Proposons ce principe que comprendre l’intention d’une action n’est pas nécessaire, voire qu’il est salvateur de ne pas y référer. Nous avons l’habitude de justifier et d’interpréter les comportements des gens, parfois de façon très imaginative. Cela relève souvent d’un manque de confiance en soi, d’une inquiétude de ne pas obtenir ce que nous espérons, de la reconnaissance, de l’argent, de l’amour ou de l’amitié, etc. La relation à l’autre est tumultueuse et inquiète. Or, si nous prêtons attention aux faits seulement, nous libérons notre esprit. Premièrement, nous opérons un détachement, la chose s’accomplit sans que nous y mettions une quelconque signification affective ou subjective. Ainsi, nous augmentons notre perspicacité. Deuxièmement, nous maintenons de la flexibilité dans notre capacité d’analyse, qui peut se mettre en œuvre au moment voulu car elle n’est pas prise dans l’obligation d’avoir et d’émettre une opinion. Troisièmement, nous accordons à autrui également sa liberté d’agir sans pour autant encourir quelque blâme ou récrimination systématique. Quatrièmement, cela réduit drastiquement les sources de conflit, la clarté permettant de se mettre aisément d’accord sur une chose. Et, bien sûr, nous sommes d’autant plus capable de discerner l’essentiel du superflu.
Réprimer, c’est retenir ou nier. Réprimer s’accomplit avec une connotation de violence. En effet, l’émotion contraint l’esprit contre sa volonté ou le corps dans une certaine détermination, elle rompt l’homéostasie. Sous le coup de l’émotion, le réel disparaît momentanément, elle désoriente. La répression est déjà par définition violente par sa dimension punitive, elle est une interdiction brutale. De plus, elle réduit la liberté de l’esprit et du corps. Enfin, c’est un mouvement contre l’émotion, d’une certaine façon, elle est contre nature, et elle doit avoir une puissance égale à celle de l’émotion pour la stopper, pour rétablir un équilibre intérieur. Cependant, réprimer l’émotion est une illusion, car en réalité nous ne réglons pas le problème, et nous nous condamnons à la réprimer à chaque fois qu’elle se présentera.
Mais pour autant, l’émotion étant un phénomène naturel, il est surprenant de vouloir le réprimer ou le contrôler. En réalité, le désir de contrôle de l’émotion est aussi un réflexe naturel que nous mettons en œuvre afin d’assurer une certaine fluidité dans notre fonctionnement. Nous devenons la scène d’une opposition entre deux dispositions, l’une sensible et l’autre rationnelle. De cette opposition ressort trois résultats possibles, la domination de la tendance rationnelle, la domination de la sensibilité ou alors un équilibre. Mais cet équilibre est momentané et est régulièrement remis en cause par l’avenue de nouvelles situations. Un équilibre plus ancré pourrait être possible si nous nous prêtons à un exercice de repérage et de séparation des causes et de l’émotion elle-même.
Différemment, suspendre l’émotion suppose une conscience du problème. C’est temporiser dans un processus continu et large, qui implique une conscience. Nous restons en suspens pour traiter après, au moment opportun. Suspendre implique de reconnaître. C’est interrompre l’élan qui poussait vers l’action ou le jugement, avec une connotation de légèreté. Il convient donc de hiérarchiser les étapes de compréhension. De cette manière, nous sommes capable d’une pensée cohérente. Si nous mécanisons l’émotion, nous mécanisons une non-pensée. Autrement, c’est le chaos. Le chaos de la pensée équivaut au chaos émotionnel, l’un entraînant l’autre. Si nous ne faisons pas de travail de pensée sur les émotions, nous n’arrivons pas à faire de lien. Il est toujours possible de penser et de parler des autres choses, mais pas de l’objet ou de la cause de l’émotion. Il faut donc suspendre l’émotion, prendre son temps. La suspension de l’émotion cache en réalité un principe bien plus fort que l’enjeu de se laisser aller à elle ou pas. Quelque chose qui nous pousse justement à suspendre cette émotion. Selon quel principe décidons-nous d’arrêter de pleurer ou de nous mettre en colère, ou encore de rire aux éclats ? Quand nous sommes conscient, nous identifions l’émotion qui nous traverse, et nous connaissons aussi le monde. Nous ne pouvons pas en même temps observer notre état interne et voir le monde, c’est-à-dire lui donner la place dans notre esprit, le comprendre, et ce, dans la relation que nous avons avec lui. Autrement dit, nous sommes en train de nous mettre en rapport avec autrui, et de juger, de choisir la vision que nous en aurons.
Souvent, les personnes qui s’intéressent à la pratique philosophique le font dans un but professionnel. Certes, il n’est pas difficile d’avouer que les bienfaits s’observent dans le fonctionnement personnel. Mais avant toute chose, il est question d’améliorer des compétences de communication dans le groupe, de clarté dans le traitement des informations, de confort psychologique dans un système dont il est difficile de s’approprier les règles. En disant cela, nous pensons particulièrement au monde de l’entreprise où nous sommes embauché pour effectuer des tâches précises, en vue d’un certain résultat, très fréquemment économique. Or nous l’avons vu précédemment, il est délicat de bien s’exprimer et surtout de se faire comprendre. Le problème réside dans la sélection du message à faire passer, suivant des critères de simplicité, de cohérence et d’adéquation du registre lexical. Cet effort concerne tout objet de l’environnement, donc un travail à accomplir séparément de toute émotion qui nous cantonnerait dans une expression de soi à la place d’une communication objective.
Voici donc une opportunité pour la pratique philosophique de permettre à l’individu de se réapproprier sa propre dimension dans un cadre collectif. Il s’agit de programmer avec son équipe des ateliers de discussion, ou groupes de travail, les appellations peuvent varier en fonction du besoin et de son expression. Tout thème peut être abordé, même si c’est plus directement lié aux problématiques en cours dans l’entreprise. C’est l’occasion de se voir invité à clarifier sa compréhension d’un problème, mais aussi d’observer le rapport qu’on a avec lui : on y trouve souvent la solution, qui surprend d’ailleurs par son évidence. La méthodologie repose sur le questionnement socratique afin de rendre le dialogue concret et réflexif. Ainsi, se connaissant mieux et comprenant de façon plus approfondie le rapport qu’il entretient avec son environnement, le participant adoptera éventuellement une nouvelle vision, au tout cas plus claire, et se sentira plus confortable, car mieux à sa place, avec des repères pratiques et psychologiques.
Les entrepreneurs sont soumis à des vagues d’angoisse, à des moments de latence, d’impuissance, à des pannes d’inspiration. N’étant pas fondus dans le mouvement régulier de la société, des horaires et périodes de travail, leur cycle est particulièrement autonome. Ils sont de ce fait fortement soumis aux fluctuations internes, mal identifiées et maîtrisées. Les entrepreneurs ont beau pratiquer une certaine forme d’introspection pour connaître leurs motivations et leur capacité à produire des services, ils n’en sont pas moins sujets à l’absence de sens ou de goût pour les choses.
Les entrepreneurs, en raison de leur parcours atypique et de leur mode de travail autonome, sont en effet souvent confrontés à des défis psychologiques distincts de ceux des employés traditionnels. Ils bénéficient d’une liberté plus effective et font preuve d’une innovation plus authentique. Mais elle expose également les entrepreneurs à une instabilité émotionnelle et à des défis uniques liés à la gestion de leur bien-être mental, puisqu’ils sont leur propre gouvernement, ils doivent se diviser au minimum entre une instance qui s’exprime et une instance qui régule.
L’un des aspects les plus critiques de cette situation est l’isolement. Contrairement aux employés qui travaillent dans des environnements structurés avec des collègues et des supérieurs hiérarchiques, les entrepreneurs opèrent souvent seuls. Cet isolement peut intensifier les sentiments d’angoisse et d’impuissance, surtout lorsqu’ils font face à des obstacles ou à des échecs. L’absence d’un réseau de soutien immédiat peut rendre difficile la recherche de solutions ou la rationalisation lors des périodes de doute. L’entrepreneur peut plus facilement perdre pied, agir de façon assez déraisonnable ou se désocialiser.
Pour contrebalancer ces défis, il est essentiel que les entrepreneurs cultivent un réseau, composé non seulement de mentors et de conseillers, mais aussi de pairs qui traversent des expériences similaires. Le réseau professionnel peut offrir un cadre pour partager des expériences, des stratégies de coping, et des réussites, et aussi l’amitié, source éventuelle de partenariat plus solide car basée sur une meilleure connaissance mutuelle.
Une autre option pour atténuer ces fluctuations internes est l’adoption de routines structurées. Bien que les entrepreneurs jouissent d’une flexibilité dans leur emploi du temps, l’établissement de routines quotidiennes instaure un sentiment de normalité et de contrôle. Cela inclut des moments dédiés à la réflexion stratégique, au développement personnel, à l’exercice physique, et, non moins importants, à des loisirs ou à du farniente. Ces routines peuvent servir de balises dans le tumulte quotidien, aidant à maintenir une stabilité émotionnelle et mentale.
En outre, la pratique de la mindfulness et de techniques de gestion du stress telles que la méditation ou le yoga peuvent aider les entrepreneurs à mieux identifier et gérer leurs émotions. Ces pratiques peuvent offrir des outils précieux pour traverser les périodes de doute et d’angoisse, en développant une meilleure écoute de soi et une plus grande résilience face aux fluctuations internes. En effet, le principe en est de se poser, de s’observer, d’identifier l’état dans lequel on se trouve, de remarquer les phénomènes psychiques et physiques qui se produisent. Cela n’est possible que dans un cadre calme et isolé, car l’activité appelle au recentrement.
En somme, bien que les entrepreneurs soient confrontés à des vagues d’angoisse et à des défis particuliers à leur autonomie, il existe des stratégies et des ressources qui peuvent les aider à naviguer ces eaux parfois tumultueuses, qui reposent eux aussi sur l’autonomie. D’ailleurs, les entrepreneurs ont généralement le désir de régler leurs problèmes par eux-mêmes, sorte d’orgueil peut-être, mais qui se défend aisément, et qui pourrait être assez logique car un système qui se veut autonome tend à se réguler de façon autonome, c’est ainsi qu’il forge son identité. De ce fait, la clé est la reconnaissance de ces défis et une attitude proactive, qui nécessite une prise en mains, avec des décisions fondatrices de la vie d’entrepreneur, une adaptation et de la détermination.
L’analyse de la condition entrepreneuriale révèle une tension intrinsèque entre le désir d’autonomie et les défis émotionnels qui l’accompagnent. En explorant plus avant, il apparaît essentiel de travailler sur les émotions, une démarche qui requiert d’identifier les phénomènes affectifs, d’en comprendre les causes probables ainsi que les possibles conséquences. Cette introspection émotionnelle permettrait aux entrepreneurs de mieux naviguer dans leurs fluctuations internes, souvent exacerbées par une autonomie de travail qui les éloigne des cadres structurés de la société.
Le travail sur les émotions ne se limite pas à une simple gestion de crise personnelle ; il interroge profondément la tension entre rationalité et sensibilité. L’entrepreneur, dans sa quête d’efficacité et de performance, est régulièrement confronté à la nécessité de prendre des décisions rationnelles. Pourtant, ses motivations, ses inspirations et ses moments de doute sont profondément enracinés dans sa sensibilité et son affect. Reconnaître et accepter cette dualité peut s’avérer être une source de force, permettant une prise de décision plus équilibrée et humaine.
Par ailleurs, la tension entre la projection d’idéaux sur le monde et la nécessaire compréhension de la réalité constitue un autre défi majeur. Les entrepreneurs sont souvent mus par une vision idéalisée de ce qu’ils souhaitent accomplir, une projection de leurs aspirations sur le monde. Cependant, la confrontation avec la réalité, avec ses limites et ses contraintes, peut engendrer des désillusions et des frustrations. Travailler sur cette tension implique de développer une capacité à ajuster ses idéaux en fonction des réalités du marché et de l’environnement socio-économique, tout en conservant une certaine fidélité à ses valeurs et à sa vision initiale.
L’intégration de ces dimensions émotionnelles et rationnelles dans la pratique entrepreneuriale invite à un équilibre délicat entre aspiration et pragmatisme. Elle suggère également la nécessité de cultiver une forme de sagesse, capable de les guider dans la gestion des hauts et des bas de leur parcours. En fin de compte, reconnaître et embrasser cette complexité peut enrichir l’expérience entrepreneuriale, la rendant plus durable et plus épanouissante.
Comprendre ses émotions ne mène pas nécessairement à leur disparition, mais peut plutôt transformer ces émotions en outils de connaissance et de créativité. Cette perspective révèle une manière plus nuancée et constructive de naviguer dans le paysage émotionnel, en opposition à une tendance à réprimer ou à cacher ses émotions, les considérant comme des obstacles.
Nous avons tendance à isoler et à inhiber nos émotions, à les mettre en cage, comme si elles étaient des créatures à craindre et à contrôler. Cette vision ne fait en réalité qu’entraver notre capacité à comprendre pleinement et à utiliser leur potentiel. En les reconnaissant et en les apprivoisant, nous pouvons les transformer en sources de force et d’inspiration. Le dragon, bien que potentiellement féroce, symbolise les émotions puissantes et souvent intimidantes que nous portons en nous. Loin d’être de simples obstacles, ces émotions, une fois comprises et apprivoisées, peuvent devenir des alliés puissants, nous portant dans des actions plus visionnaires et une créativité plus fluide.
Cette approche ne suggère pas que le processus est simple ou dénué de défis. Au contraire, elle reconnaît la complexité inhérente à nos vies émotionnelles et la nécessité d’un engagement continu envers l’introspection et le développement personnel. Cela implique de nous écouter, de reconnaître les leçons qu’elles peuvent nous enseigner et utiliser ces connaissances pour enrichir nos décisions. Pour certains, cette pratique va paraître presque dégoûtante, s’écouter est au fond une faiblesse, et une attention à son petit moi. Néanmoins, d’une part, cela ne fait que révéler ce qu’on pense de soi, il y a ceux qui se valorisent et ceux qui se trouvent insignifiants. D’autre part, appelons un chat un chat, une faiblesse est une faiblesse, quelle qu’elle soit. L’identifier revient à repérer le maillon faible et donc à évaluer la force d’une chaîne. Mais assurément, c’est avant tout une question de volonté et de savoir ce qu’on veut dans la vie, et d’y mettre les moyens. Au bout du compte, les résultats seront à la hauteur des efforts fournis.
Pour les entrepreneurs, cela signifie adopter une perspective où les émotions ne sont pas des obstacles à surmonter, mais des composantes incontournables de leur processus créatif et décisionnel. En intégrant cette connaissance psychologique dans leur travail, ils peuvent accéder à une compréhension plus complète et claire de leurs motivations, de leurs valeurs et de leurs buts, ce qui peut conduire à des innovations plus authentiques et à des stratégies plus alignées avec leur vision personnelle et professionnelle. Et en particulier, l’exposition sur les réseaux sociaux est désormais une obligation, pour se faire connaître et développer l’image de la marque. Plus spécifiquement pour les infopreneurs et les influenceurs, la personne morale est aussi la personne individuelle. En affinant sa connaissance de soi, l’entrepreneur craint moins le pilori ou le lynchage médiatique.
En résumé, voir les émotions comme des « bêtes apprivoisables » plutôt que comme des « monstres en cage » ouvre la voie à une activité entrepreneuriale consciente, où la sensibilité émotionnelle devient une source de force et non un fardeau dont on n’arrive pas à se débarrasser ou qu’on tente bon an mal an de cacher.
Pour conclure sur le monde entrepreneurial, il offre un paradigme très intéressant sur la vie, plus individualisée et authentique. Bien que certains ne comprennent pas vraiment les enjeux de la voie qu’ils se sont offerte, et se laissent porter par leurs désirs et fantasmes, sans réellement se poser de questions sur ce qui les fondent et ce qu’ils peuvent produire à partir d’eux, la démarche entrepreneuriale est philosophique dans le sens où elle confronte l’individu à lui-même, à la réalité et ses admonestations, elle transforme un être puissant, trop confiant dans ses puissance, en un sujet pensant et humble. Comprendre et intégrer ses émotions, loin de viser à leur suppression, garantit l’entrepreneur d’une connaissance profonde de lui-même et de son environnement, ouvrant la voie à une créativité et une innovation accrues. Cette vision déplace l’émotion du statut de monstre à apprivoiser à celui de force alliée, une ressource précieuse pour naviguer dans la complexité du monde entrepreneurial.
L’entrepreneuriat se révèle être un parcours non seulement vers la création de valeur économique, mais également vers une forme d’authenticité et d’individualisation de la vie. En renforçant le travail de pensée, de la puissance brute et de la confiance parfois aveugle en ses capacités, l’entrepreneur évolue vers une posture de réflexivité, d’humilité et de pensée critique.
Cette transformation est d’autant plus significative dans un monde où l’accent est souvent mis sur le succès rapide et la réalisation de soi principalement à travers des indicateurs externes de réussite. La démarche entrepreneuriale, envisagée sous cet angle philosophique, offre une alternative riche de sens, où les défis, les échecs et les succès deviennent des occasions de croissance personnelle et de questionnement profond sur ses motivations, ses valeurs et l’impact de ses actions.
Cette description pourrait rejoindre le milieu médical où les personnes compétentes de l’encadrement s’accorderont un cadre défini pour réfléchir aux enjeux personnels, éthiques et techniques. De cette façon, étant donné que les décisions se prennent généralement dans l’immédiat et interdisent les hésitations émotionnelles, parce qu’il peut être question de vie ou de mort, des repères ont été donnés pour tracer le chemin de leur processus. Par ailleurs, le rapport à l’émotion est pathologique dans le cas de certaines maladies comme l’autisme, la sociopathie et chez les patients psychosomatiques. Dans le premier cas, c’est une maladie reconnue chez l’enfant fréquemment avant ses trois ans, nous découvrons des difficultés à communiquer, à interagir avec les gens et des gestes maniaques ou obsessionnels. Dans le cas de la sociopathie, la personne est étrangère aux émotions, les siennes comme celle des autres, et elle ne se soucie pas des conséquences que peuvent avoir ses comportements violents et impulsifs. Cependant, cela ne lui enlève pas sa conscience de son fonctionnement, somme toute charmant, mais en pleine contradiction avec ses autres agissements. Quant au patient psychosomatique, il présente des caractéristiques de l’alexithymie qui sont la difficulté de reconnaître, d’exprimer ses émotions et d’effectuer une introspection. Nous y associerons le terme de pensée opératoire, selon des symptômes tels qu’un discours purement factuel, une difficulté à associer le vécu avec des émotions ou encore la priorité donnée à l’action et la mise en avant du corps, sans mentalisation.
Sans que les ateliers visent à rétablir une certaine normalité chez les patients atteints, d’autant plus que ce souhait soit peu réalisable, il est intéressant de les faire discuter et penser comme il est fait communément, afin de permettre à des observateurs – spécialistes et encadrants – d’affiner leur connaissance de chaque sujet atteint ou de modifier leur comportement vis-à-vis d’eux. Ainsi l’objectif serait plutôt d’apporter de la créativité et un air frais dans un monde souvent fermé sur lui-même. De plus, une intervention extérieure, qui plus est motivée par la curiosité et l’intersubjectivité, encourage le milieu infirmier ou éducateur à une mixité des points de vue et une flexibilité de l’approche, donc à une certaine confiance dans l’individu, handicapé ou pas. Pour maintenir la réflexion dans cet axe, nous découvrons ainsi que ce travail de la philosophie aux abords de la société repose des questions qui sont parfois évidentes, et qui offrent là des réponses différentes, mais pas moins intéressantes, d’un point de vue existentiel, social ou psychologique. En particulier, cette pratique met en lumière une question à la fois banale et aux réponses potentiellement surprenantes : qu’est-ce que la normalité ? Ainsi la discussion ouvre de nouvelles perspectives d’interactions avec la société à des individus souvent exclus.
Enfin, à l’école, où il est question de transmettre un savoir de nature générale, un savoir-faire préparant à un métier ou d’appliquer des règles de vie de groupe, la pratique philosophique servira à donner le temps à chacun de se les approprier. Celles-ci ont la double particularité d’être normalement pratiques et méthodiques. Ainsi, même si les élèves s’interrogent sur la légitimité du système puisqu’ils remarquent que les enseignants leur imposent des comportements qu’ils n’adoptent pas eux-mêmes, tels que ne pas couper la parole, ils peuvent apprendre cependant à hiérarchiser les choses en fonction de l’attention qu’elles méritent. D’autre part, il est fondamental de leur inculquer une méthode de travail afin de les structurer tout au long de leur cursus scolaire. En atelier de pratique philosophique, le praticien philosophe prend le temps avec les élèves de s’attarder sur ces dimensions afin de mieux les intégrer à leur apprentissage et de leur donner une signification. En effet, il est très troublant pour un jeune de s’obliger à faire ce qu’il considère absurde, car « c’est comme ça ! » n’est aucunement pédagogique. D’ailleurs, les émotions ressenties placent les protagonistes en opposition, alors que cela devrait prendre l’allure d’une collaboration. Mieux comprendre son environnement, ou mieux comprendre ses émotions, équivalent à se mettre en accord avec notre rôle. Au lieu d’établir à chaque instant une émotion qui ajoute d’emblée une coloration subjective, prendre l’habitude de se décentrer, de voir les choses par les yeux « du voisin » assure de développer une expérience personnelle d’un point de vue cognitif et enlève les balancements émotifs ou les emportements. Encore une fois, il n’est pas question de déshumaniser en bridant les émotions, il faut qu’elles soient éduquées, et que l’individu le soit par rapport à elles, afin d’harmoniser sa relation au monde. C’est une réflexion qui pourrait bien être aussi celle des parents…
Dans l’apprentissage, vouloir mémoriser, par exemple, les dates de naissance et de mort d’un écrivain très connu n’est pas utile d’un point de vue personnel, même si cela présente l’intérêt de réussir à l’examen. Et tel un vomissement, nous le retenons jusqu’au moment où nous l’étalons sur la copie, comme une chose non digérée, qui ne ferait pas partie de notre corps. Poussé par le désir d’être le bon élève, nous ne savons plus si la chose à faire ou à apprendre est importante, nous sommes dans l’angoisse, ce qui rend dépendant des autres, des professeurs qui expliquent quoi faire et comment. Ainsi l’élève demande s’il doit retenir des dates de vie, de la même façon nous souscrivons à un système ambiant et le suivons presque aveuglément. D’ailleurs, il en va de même pour les émotions : les laisser se mettre en place dans notre fonctionnement et les faire sortir de soi comme des éléments étrangers. Au travers des ateliers philosophiques, nous apercevons l’avantage de l’apprentissage coopératif : il motive à l’engagement dans un travail collectif, donne des responsabilités et assure un champ de connaissances plus large, et malgré cela, plus aisé à acquérir car il repose sur l’empathie et l’assurance de dépasser ses difficultés.