Art et Philosophie en Pratique

Art du questionnement et questionnement de l'art

Quelle est l’intention du livre ?

 

Ce livre traite les émotions de manière générale et il s’adresse à toute personne qui réfléchit sur le sujet. De même, les philosophes-praticiens qui le souhaitent, pourraient enrichir leurs ateliers d’une compétence supplémentaire pour comprendre autrui. On appelle parfois celle-ci intelligence émotionnelle, mais on peut simplement la nommer empathie.

La démarche de cet ouvrage reprend les principes de la pratique philosophique. Celle-ci met nos connaissances et nos opinions à l’épreuve de la discussion, du jugement d’autrui, grâce au questionnement et à la production d’hypothèses. C’est le processus de « mettre en question », la pensée qui interroge. Penser revisite le savoir, le clarifie, l’organise, l’approfondit. Ceci est souvent confondu avec l’attitude de « remettre en cause », qui porte une connotation arbitraire et qui signifie refuser la légitimité d’une idée, par conséquent le paradigme qui repose sur elle, et derrière cela, l’auteur de l’idée. Ceci montre l’inquiétude de celui qui « sait », qu’il soit reconnu pour ce savoir, ou pas, qui le considère comme une certitude, et qui peut aller jusqu’à s’identifier à elle. Or, penser nécessite une forme de doute et d’examen permanents, donc une forme d’ignorance et de la flexibilité. De ce fait, ce principe d’ignorance déstabilise les gens et fait naître des propos parfois acrimonieux à l’égard des philosophes praticiens, les gens n’hésitent pas à les considérer comme des « chiens », que Diogène, philosophe cynique, symbolisait en vivant dans un tonneau à l’époque de la Grèce antique. Ce mode de vie signifiait la recherche de l’essentiel, l’élimination de l’accessoire et le non-respect des convenances. D’ailleurs, Diogène se promenait en plein jour avec une lanterne et disait qu’il cherchait l’Homme, sous-entendu, dans ce qu’il avait d’authentique, en tant qu’apte à accueillir la vérité, trop souvent dure à reconnaître et à accepter. 

La pratique philosophique peut s’appeler aussi « questionnement socratique », parce qu’elle repose essentiellement sur le questionnement. Celui-ci examine divers éléments de notre connaissance qui sont en lien avec le thème abordé. Ceci implique d’une part de vérifier la pertinence de cette connaissance, et d’autre part d’en tester les limites. Il permet ainsi de faire cheminer la réflexion de manière plus certaine, dans la mesure où les points obscurs, les objets d’ignorance, seront mieux déterminés et seront à leur tour le moteur de ce questionnement. Dans le travail philosophique, nous formons alors divers concepts, des mots qui synthétisent des idées, qui se recoupent ou s’opposent, les uns servant d’éclairage particulier aux autres. C’est un travail, certes, de nature abstraite, puisqu’il catégorise – conceptualise – en regroupant des caractéristiques communes à des objets ou des exemples de la vie. Il fait cependant appel immanquablement à la pensée individuelle et à son environnement subjectif : il a aussi une dimension empirique. En effet, on conceptualise selon un point de vue. C’est ce point de vue qui participe à la compréhension du thème de la discussion, qui va articuler le concept dans un raisonnement. Or, il s’avère que l’individu a son mot à dire et que cela se fait généralement à ses dépens. C’est cette parole qui révèle des choix, marqués par des motivations ou par des résistances, et donnant une identité à un fonctionnement personnel. Sur ce plan, la pratique philosophique s’est inspirée des dialogues de Platon qui mettent en scène Socrate discutant avec des interlocuteurs variés, pour la plupart des sophistes de l’époque. Si l’on fait une analyse psychologique des dialogues, on peut remarquer la correspondance entre les thèmes discutés et les problématiques personnelles des interlocuteurs de Socrate. Ainsi, l’ami de Philèbe, dans le dialogue éponyme, bloqué par son entêtement dans sa thèse absolue du plaisir, découvre l’usage de l’antinomie un/multiple, essentielle dans la représentation du réel. Autrement dit, il apprend à développer son idée du plaisir, à la penser dans ses différentes facettes, en utilisant des exemples concrets qui montrent comment elle se manifeste dans la réalité.

L’analyse de ces éléments a complété notre expérience d’animation d’ateliers philosophiques. Nous nous sommes aperçu que les émotions soulevaient une question cruciale dans l’activité. Celles-ci sont-elles incompatibles avec la pratique philosophique ? Bien qu’on puisse mener une pratique philosophique sans aborder les émotions, nous pensons qu’il vaut mieux ne pas les éviter. En effet, chaque animateur décide de faire émerger telle problématique dans son atelier, et il est de multiples façons de mener une discussion ou une recherche philosophique. Cependant, nous avons remarqué que certaines étaient évitées, et pour cause, elles génèrent un inconfort. Partant du principe qu’il faut savoir ce qui nous anime pour donner vie au travail de groupe, nous avons écrit ce livre pour défendre l’intérêt d’être conscient de nos choix et de travailler avec les émotions, plutôt que contre elles. Ce qui était l’objet d’un article initialement paru dans la revue numérique Diotime, a laissé place à un approfondissement, exposé dans les pages suivantes. En somme, notre réflexion s’est basée sur quelques explications d’ordre psychologique qu’elle articule ensuite à des enjeux existentiels et sociaux. Par exemple, et non le moindre, le jugement est un acte essentiel de la pensée, vecteur universel de vérité ; il génère en même temps une crainte quand il est considéré négatif et dévalorisant ou condamnant. Un jugement, ou synthèse d’un phénomène, pourtant visible et connu de tous, devient alors une limitation d’un être, un rappel de sa banalité ou de sa peur du néant. Un autre exemple de ce qui rebute dans la pratique philosophique, tout aussi fréquent, et d’ailleurs lié, c’est la connotation péjorative du mot « problème » : que répondriez-vous maintenant si nous vous demandions si vous avez un problème ? « Aucun », diriez-vous, « je suis heureux », « je comprends ce que vous dites » ou « je ne suis pas d’accord avec vous tout simplement », ou encore « je ne fais que constater ». Or, vous seriez surpris d’entendre que les problèmes sont partout, il suffit de vous attarder à scruter votre environnement pour découvrir que vous aimez, ou pas, que vous préférez, ou même que vous choisissez plusieurs choses ou aucune. Toute décision, tout choix repose sur un problème, une interrogation, une urgence, un devoir, un sentiment ou une émotion. En fait, poser la chose comme un problème ne vise pas à compliquer l’existence, mais à la simplifier car cela explique notre rapport à elle, donc comment nous fonctionnons. Or, trop souvent, on préfère une posture de tolérance, de politesse ou de raffinement, préservant les sensibilités, faisant détourner le regard ou mentir, par omission, ou commission.

 

Franchir la limite du dramatique

Nous pouvons assez aisément reconnaître que les émotions sont un genre d’affection qui ne nous laissent pas agir à notre guise, et que, pendant que nous en pâtissons, nous avons du mal à penser clairement. Comment pouvons-nous agir lorsqu’une émotion nous tient ? Il existe plusieurs manières de répondre à cette question, plusieurs pratiques, qu’il s’agira de choisir en fonction de la personnalité de chacun. Pour notre part, observons-nous dans notre rapport aux émotions et laissons-nous aller à la découverte des informations qu’elles apportent. Acceptons de nous confronter au principal problème que nous rencontrons, qui est que notre distance à nous-même est naturellement réduite, offrant une vision malaisée ; à l’évidence, nous sommes en nous-mêmes et nous ne nous voyons pas agir. En effet, l’œil peut tout voir sauf lui-même. Tentons de découvrir un truchement pour nous observer et nous connaître. Explorons les moyens de dépasser l’impossibilité de nous mettre face à nous-même, souvent corollaire d’une vision négative ou d’étrangeté. En particulier, « sous le coup » de l’émotion – l’expression le dit bien – nous subissons, soit nous ne réagissons pas, soit nous nous cachons, soit nous voulons nous défendre. Donc, nous nous mettons d’emblée dans le rapport dramatique à l’événement et nous nous appliquons des œillères. Ainsi affublés, nous pouvons mener une existence généralement plus commode, puisque désormais nous fermons les yeux sur tout ce qui pourrait constituer un danger, posture qui prend progressivement l’allure d’une profession de foi. Autrement dit, nous nous armons de conviction visant à parer les insidieuses rencontres avec autrui, qui est représenté par une autre personne, mais qui pourrait tout aussi bien, et même surtout, être nous-même.

D’autre part, certains vont se demander pourquoi chercher à se distancier de ses émotions. Il est vrai que c’est une part du fonctionnement individuel et que, par définition, nous ne pouvons pas nous en séparer. Or, il s’agit avant tout d’apprendre à les connaître, savoir dans quelles situations elles apparaissent, afin de prendre quelques repères et n’être pas toujours pris au dépourvu. Il est vrai qu’elles semblent bien embarrassantes parfois, car nous manquons de maîtrise, le moment serait à la repartie efficace et pourtant nous ne savons pas quoi décider, quoi dire, ou éviter de faire. Une multitude de possibilités nous envahit et obscurcit l’horizon de notre pensée. On le voit, en prenant des repères, nous nous comprenons mieux nous-mêmes, et nous avons un rapport aux choses et aux autres de meilleure qualité.

Comme tout sujet philosophique, notre travail a commencé sur une question : pourquoi devons-nous mettre entre parenthèses nos émotions lorsque nous souhaitons analyser des problèmes ? Dans cette question maintes fois soulevée, nous avons choisi d’ouvrir ces parenthèses afin de mieux envisager les implications de leur contenu et de l’articuler au reste de l’interrogation. Car d’un point de vue syntaxique, les parenthèses apportent un élément pour préciser le contenu de la phrase, mais qui reste pourtant indépendant. Ainsi cette question évoque la difficulté à comprendre ses émotions dans les situations qui sont malaisées. Il se pourrait cependant que l’embarras ne provienne pas de la nature de la situation, mais peut-être de la présence des émotions lors de son traitement. En effet, si l’on pose la question « quel est le problème ? », gageons que la réponse portera sur notre rapport à la situation, formalisé de façon plutôt inconsciente par une émotion. Notre réflexion s’est donc concentrée sur la place des émotions dans la pratique du questionnement socratique et a abouti au principe d’un équilibre éventuel entre le fonctionnement rationnel et le tissu émotionnel. L’idée d’équilibre ne veut pas dire nécessairement qu’il y a égalité de valeur, de fréquence ou de force, mais que les émotions auraient leur place dans le processus rationnel. Nous avons remarqué que celles-ci nous obligent à les prendre en compte, car elles interviennent dès que nous nous ouvrons à l’autre – objet ou sujet – ce qui nécessite en atelier de les convertir en matière réflexive. Or, généralement, les émotions sont répertoriées, catégorisées, elles sont l’objet d’une science psychologique qui reste du domaine des experts, mais ne sont pas articulées, comparées, opposées, graduées. Autrement dit, leur connaissance n’est pas intégrée au processus de maturation de l’individu.

Il est à noter quelque chose d’étonnant, tandis que nous nous interrogeons sur la façon d’intégrer les émotions au travail philosophique. C’est le questionnement qui provoque l’émotion, en apparence. Qui dit « provocation » dit « émergence ». Ce qui signifie que les émotions, en tant que caractéristique humaine, font partie du processus de mise en relation. Tout aussi étrange, lorsqu’une question est posée, nous faisons appel à nos capacités intellectuelles. Comment se peut-il que, parfois, des mouvements très intimes, les moins clairs de notre esprit, se débloquent et surviennent d’une façon plus ou moins abrupte ? Chacun pourra y apporter l’explication qui lui conviendra le mieux ; nous proposons cette hypothèse que la question oblige sur le moment à organiser les informations accumulées afin d’en sélectionner certaines, qu’elles soient d’ordre psychologique ou cognitif, et qu’au fil de cette réorganisation, des éléments restés « sous silence » prennent forme petit à petit et se signalent. C’est d’ailleurs une remarque que nous entendons facilement : nous poussons la personne dans ses retranchements. C’est ce que nous appelons « clarifier la pensée ». Et plus elle est mue, plus elle est intelligible. Or ce mouvement n’est opérant que si la pensée individuelle se dégage de ses réflexes, qui prennent la forme d’opinion commune, de jugement hâtif, d’affirmation catégorique, de conviction personnelle ou de réaction émotionnelle. Il serait donc question d’un mouvement suspensif, qui prépare l’élaboration d’une pensée autonome.

 

Compétences 

Le terme de compétence regroupe deux significations : d’une part, une qualité ayant trait à un savoir-faire ; être compétent, c’est être capable d’effectuer une tâche, de la mener au bout, grâce à une certaine habileté et de l’expérience. D’autre part, la compétence implique la connaissance du domaine dans lequel on intervient, ainsi une personne ayant tel diplôme dans tel secteur, aura les connaissances théoriques requises pour traiter les problèmes typiques de ce secteur. Dans la pratique philosophique, nous nous occupons essentiellement du savoir-faire, ce qui permet au praticien d’être capable de se mettre en relation avec l’idée ou l’interlocuteur. En cela, il se met en opposition avec un monde académique qui défend le statut primordial du savoir pour plutôt promouvoir la capacité de jugement. Ce clivage est bien marqué, mais n’est pas absolu, en effet, certaines personnes étudient la philosophie à l’université et se rendent compte de l’absence de concret, c’est pourquoi elles se tournent vers la pratique philosophique. A l’inverse, le praticien est régulièrement amené à lire et découvrir des textes philosophiques dans son activité, le développement de sa culture générale se fait donc naturellement. Dans ces deux cas de figure, nous arrivons à un équilibre intéressant entre la théorie et la pratique. Mais ce n’est pas facile d’allier deux compétences plutôt opposées, cela invite à une certaine finesse d’esprit et une abnégation, qui s’entraînent.

Mais il n’est pas question d’associer systématiquement les deux opposés, plutôt ceux-ci seront utilisés en fonction des thèmes examinés. Dans cette optique, vous trouverez dans l’ouvrage des concepts-clés tels que : émotions, jeu, jugement, s’effacer, intelligence émotionnelle, chaos émotionnel, pratique philosophique, conscience, voie négative, double perspective, suspendre le jugement. Afin de poser les bases des réflexions proposées dans ce livre, le chapitre 1 explique synthétiquement quelques principes de notre travail philosophique. Il sera question dans le chapitre 2 de nommer les émotions et de les classer. Nous nous sommes inspirés de diverses recherches en psychologie et en philosophie. A cette occasion, nous reprendrons à notre compte certaines définitions données dans l’usage courant, dans des analyses psychologiques ou neurologiques et des démonstrations philosophiques. Nous ferons ensuite un lien à des notions qui sont communément en rapport avec elles comme le chaos émotionnel et l’intelligence émotionnelle. Puis, nous ferons évoluer la lecture vers les attitudes mises en jeu par les émotions et, en chapitre 3, celles qui présenteraient un intérêt à être pratiquées. Nous parlerons donc d’effacement et de suspension du jugement. Après avoir évalué les émotions d’une façon générale, nous appliquerons notre analyse à la pratique philosophique en chapitre 4. Nous nous demanderons lesquelles interviennent dans les ateliers, les consultations, et comment les associer au travail philosophique. Et nous rapportons en chapitre 5 différentes formes d’ateliers accessibles par une structure simple ou grâce aux explications annexes.

 

Pourquoi s’arrêter à l’opposition pensée – émotions ?

La principale chose qui nous est reprochée lorsque nous souhaitons faire penser les gens, c’est que la pratique philosophique est une agression, une censure de l’expression subjective, une méthode autoritariste, une façon d’être artificielle ou dénuée de tout sentiment, qui ne prend pas en compte le « contexte ». A noter que ce sont des propos d’adultes. Les adultes ont acquis une expérience, un savoir, qu’ils cherchent à légitimer ou qu’ils ne veulent pas voir remis en question. Trop souvent, ils veulent avoir un espace pour parler, du temps pour exprimer une idée, longuement, ainsi que le regard attentif et silencieux d’approbation de l’autre. Et si cela n’est pas obtenu, la frustration met généralement en place un système réactif d’un prêté pour un rendu. Tandis que les enfants ne sont pas mus par ce problème, ils n’ont généralement pas d’image à défendre et ont une capacité de lâcher-prise plus importante. Cependant, ils sont habitués à considérer l’adulte comme une autorité et ont tendance à rechercher la bonne réponse pour le satisfaire ou pour se faire bien voir.

L’aspect radical de la pratique philosophique apparaît réellement lorsqu’elle se trouve en confrontation avec un état émotionnel. A ce moment-là, l’ouverture à l’autre s’arrête, et l’interlocuteur se fige – tel la victime de Méduse – dans un quant-à-soi définitivement subjectif et indifférent à autrui qui tente pourtant de dialoguer. Ce qui devient intéressant à examiner, c’est ce qui provoque ce changement dans la relation, et la motivation ; autrement dit, cherchons à voir qui est Méduse, celle dont une goutte de sang peut faire naître n’importe quel être empoisonné. L’hypothèse que nous avançons est qu’au départ, il y a un désir de communauté, de trouver chez l’autre ce que nous percevons en nous, comme un écho de notre intimité. Mais dès que le passage au manifeste est effectué, dès que notre intimité est dévoilée, nous réalisons que nous perdons notre singularité, elle n’est plus secrète et devient banale, puisqu’elle est reconnaissable et identifiable. En l’énonçant, nous avons l’impression de perdre notre identité. Nous tentons alors coûte que coûte de la rétablir ou de la protéger. Nous cherchons donc à nous sortir de cette trappe, à travers l’émotion, par le biais inconscient d’un souvenir d’un événement privé. Ceci se remarque si on laisse la personne se justifier, elle expliquera ce phénomène par son éducation, son caractère, ou par un événement qui a marqué sa vie profondément. Une deuxième hypothèse consiste dans l’angoisse de toucher du doigt un fond de vérité sur soi. La vérité étant comme une détermination, une condamnation, alors que généralement nous souhaitons notre « liberté » que nous pensons trouver dans une attitude papillonnante dans le nuancier du monde. Une autre attitude prend alors position, celle de l’indignation, forme de scandale, qui invoque l’immoralisme du jugement : « Qui es-tu pour juger ? », « On n’a pas le droit de juger. »

La notion de communauté est certes recherchée dans la pratique philosophique, dans l’effort de compréhension de ce que dit autrui, dans la réflexion que cela provoque et ce que nous pouvons y répondre de façon pertinente. Nous l’appellerons empathie. L’empathie est la capacité de comprendre l’autre, son idée ou son affect. Elle signifie la possibilité de travailler une même idée à partir de différentes pensées, de lui donner sens, ou d’examiner une émotion, de la décrire, de la nommer et d’analyser ses causes, ses conséquences ou les circonstances de son expression. L’empathie n’implique pas nécessairement de ressentir la même émotion que l’interlocuteur au même moment, mais de reconnaître l’émotion et d’y donner sens, en tant que phénomène universel. Ce processus oblige à faire la distinction entre le vécu personnel, la face intime, subtile et sacrée, et l’aspect universel, public, évident et « dépersonnalisé ». En faisant cela, nous accédons à ce qu’il y a de commun entre les individus, nous parlons ici de ce qui définit l’être humain, doué de raison et de capacité d’analyse de tous les phénomènes qui le traversent. 

C’est à distinguer de la communauté que les gens recherchent d’un point de vue psychologique, ce que nous appellerons sympathie. Elle présente deux inconvénients : le premier consiste à se placer sur le plan du ressenti, soit nous nous associons à celui d’autrui, soit nous exprimons le nôtre. Comme il est personnel, il ne peut pas être remis en cause, on ne peut que l’exprimer ou le rejeter. Le deuxième inconvénient se révèle être notre perte de liberté et de faculté de jugement, car nous faisons un avec l’interlocuteur, nous sommes happés dans notre relation à lui et nous omettons de revenir à nous-même, pour conserver notre propre cohérence et rester à distance du problème. S’il y a fusion ou identification, nous revendiquons l’argument du sacré, de l’intouchable, qui vire au mode moraliste, dénonçant la perpétration d’un acte malveillant. Or s’il y a un côté moral à la pratique philosophique, il se place au niveau de l’idée, et il ne s’agira pas de dire qu’il y a quelque chose de bien ou de mal, mais plutôt qu’il y a un degré de pensée à atteindre, si tant est qu’il n’est pas en nous déjà… disons que notre faculté de raisonner peut le permettre, reste à valoriser ce potentiel.

 

Comment le lecteur peut aborder l’ouvrage

Chacun d’entre nous peut se sentir concerné par le problème de l’émotion. Celle-ci impose sa puissance à la partie rationnelle, c’est-à-dire que nous sommes pris dans une pulsion qui emporte notre fonctionnement, sans possibilité d’ouverture vers une autre perspective. L’émotion est un enfermement dans une immédiateté qui nous empêche de nous poser et de laisser notre regard aller sereinement vers le large. La démarche sera donc de recréer une médiation qui ajoutera de la souplesse à la faculté de jugement et rendra la fonction cognitive plus claire.

Soit les émotions semblent absentes, soit elles sont trop présentes. Dans un cas, l’émotion est vécue par la personne comme une faiblesse, un dysfonctionnement, elle est inhibée au maximum pour garder le contrôle de soi et de son environnement, qu’on veut conserver calme et généralement rationnel. Dans l’autre cas, l’émotion exprimée impose à la pensée la perception biaisée et excessive d’une situation, sans laisser à l’individu une réelle chance de s’y adapter. En conséquence, elle laisse un sentiment d’impuissance, qu’une autre émotion compensera ou remplacera par une force proportionnelle. Le résultat est un état interne qui fluctue beaucoup, s’écartant parfois considérablement de ce qui se passe autour. De là naît une volonté très forte de contrôler les débordements d’humeur, douloureux pour l’auteur et nuisibles à son entourage. Ces deux personnalités devraient tenter d’identifier les rouages de leurs sensibilités, de distinguer les objets ou causes des émotions elles-mêmes et utiliser des catégories communes avec des caractéristiques typiques. Cela pourrait faire gagner en flexibilité et légèreté ou en justesse et délicatesse. 

Dans ses dialogues, Socrate questionnait beaucoup ses contemporains, particulièrement des sophistes. La plupart se vantaient d’être savants, et dans certains cas, leur science les a rendus célèbres. Il utilisait la réfutation pour tester la force de leurs arguments et l’ironie contre leur esprit de sérieux. Le travail actuel du philosophe reprend ces deux compétences et attitudes, à la différence que ce ne sont pas les sophistes qui sont invités à penser, mais les gens en général, du moins ceux qui expriment la volonté de le faire. Socrate était connu, à travers les écrits de Platon, pour sa quête de la nature réelle du savoir, en tentant d’analyser les idées grâce à des concepts transcendantaux, alors qu’aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une mise en scène et à distance de notre propre vision du monde, entre autres à travers l’examen de nos opinions, grâce à la conceptualisation et la problématisation. L’exercice de la pensée se faisait à partir du point de vue formel ou conceptuel pour se faire ensuite sous l’angle subjectif ou existentiel. Dans les deux cas, le principe du dialogue avec le philosophe est sans nul doute de se mettre à distance par rapport à ce qu’on pense connaître, afin de se rapprocher de la vérité. 

De nos jours, le questionnement peut s’utiliser dans tout type de domaine : l’enseignement, les relations humaines, le management, la famille, etc. Son intérêt est d’identifier les résistances de la pensée, ce qui permet de définir notre aptitude à nous intégrer dans toute organisation, que ce soit notre vie, la société, une entreprise, une école, toute place où intervient ce qui est communément appelé le « respect de l’autre » et où le savoir-vivre ou le travailler-ensemble favorisent la cohérence d’un groupe ou d’une société, tout en recourant au « soin de soi », à l’autonomie de sa pensée et à une bonne vie. C’est un retour aux causes des choses qui nous meuvent et nous entourent, qui permet une mise en perspective. Travailler sur le langage semble être essentiel pour façonner la pensée et développer une communication claire et posée. De plus, il est possible d’utiliser la méthode du questionnement socratique dans une négociation, puisqu’il s’agit d’apprendre à se connaître, de présenter sa position, ses besoins et de se mettre d’accord sur l’objet de la discussion, sans pour autant abdiquer ce qui est essentiel pour soi ou pour l’autre. 

C’est ce que ce livre cherche à évoquer : un travail de discernement pour favoriser la prise de conscience du fonctionnement individuel et des idées d’animation d’ateliers pour s’entraîner à un étonnant processus de réflexion. La prise de conscience ne veut pas dire prendre possession d’une quelconque connaissance, mais plutôt de se laisser traverser, imprégner un instant, dans la course des pensées et non-pensées dont nous sommes le théâtre. Rien ne doit rester figé, mais suivre un mouvement, quelle que soit sa nature, rester vif et attentif.

On peut consulter ce manuel dans n’importe quel ordre. L’essentiel est que la lecture de celui-ci s’entrelace avec la réflexion. Et le sujet étant assez large, son traitement ne sera pas exhaustif. De ce fait, vous pouvez faire part de divers problèmes et questions, ce qui sera l’occasion d’échanger et d’améliorer l’ouvrage.

 

Avertissement

 

Nous aurons beau écrire un livre décrivant les émotions, leurs circonstances, notre relation à elles, rien ne pourra remplacer une pratique personnelle. Le problème de l’émotion est qu’elle connecte quelque chose que nous avons mal compris un jour, avec un nouvel événement, dans un système de réitération. Il y a donc des associations d’idées, d’images ou de sensations qui se font à la vitesse des connexions synaptiques et nerveuses, sans qu’intervienne notre entendement, c’est-à-dire la capacité d’analyser dans le moment ce qui est en train de se passer et de choisir la bonne attitude. C’est ce que nous découvrons et entraînons en atelier collectif et lors de consultations philosophiques.